Kobarid, un « gentil petit endroit » ?

« Savais-je où on allait l’envoyer ? Je répondis que je ne le savais pas, mais que quelques-unes de nos voitures étaient à Caporetto. Il espérait qu’on l’enverrait là-bas. C’était un gentil petit endroit, et il aimait les grandes montagnes qui s’élevaient derrière. »

L’Adieu aux armes, Ernest Hemingway

Nous y voilà. Kobarid aujourd’hui, Caporetto ou Karfreit hier : un « gentil petit endroit » comme l’appelle Hemingway, vraiment ? C’est une des étapes importantes de ce roadtrip historique et littéraire sur les traces de L’Adieu aux armes et du front italien de la Première Guerre mondiale.

De la même manière que nous avons été à Verdun et dans la Somme en 2016 pour les centenaires de ces deux batailles, nous avons choisi de nous rendre en 2017 à Vimy et à Caporetto. Non par amour des champs de bataille, mais simplement pour humer les traces de l’histoire et l’atmosphère du présent.

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La bataille de Caporetto, qui s’est déroulée en octobre-novembre 1917, est le morceau de bravoure de L’Adieu aux armes. D’ailleurs, Ernest est très présent dans le village aujourd’hui situé en Slovénie : on le voit sur plusieurs panneaux au musée local, une guest house porte son nom, et son roman est partout et dans toutes les langues.

Tout cela est plutôt ironique vu qu’il n’y a jamais mis les pieds, pas plus que son héros de L’Adieu aux armes. Pourtant, sa description de la retraite qui a suivi la bataille continue à faire autorité.

« En Italie, pendant la guerre, pour une chose qui m’était effectivement arrivée ou dont j’avais pu être le témoin direct, j’en connaissais des centaines vécues par d’autres à tous les stades de la guerre. Mon expérience personnelle, si minime qu’elle ait été, me fournissait l’aune à laquelle mesurer la vérité ou le mensonge des histoires des autres. »

Paris est une fête, Ernest Hemingway

Alors que s’est-il passé en 1917 ? Cette belle rivière émeraude, la Soča  (Isonzo en italien) a été le théâtre d’une douzaine de batailles du front italien entre 1915 et 1917. Pendant deux ans, les Italiens et les Austro-Hongrois se battent périodiquement sans avancées notoires.

Caporetto est la douzième bataille de l’Isonzo. Les Austro-Hongrois, aidés des Allemands, laminent littéralement leurs adversaires et avancent de cent kilomètres en deux semaines jusqu’au fleuve Piave (on vous en reparlera). Dans la mémoire collective italienne, il n’est pas étonnant que le nom de Caporetto soit devenu un synonyme de débâcle.

Nous nous prenons une grosse averse en arrivant à Kobarid. Les randonneurs en capes de pluie s’abritent dans les cafés. Très vite, la température remonte et la pluie s’évapore. L’atmosphère devient moite. Nous achetons des boreks, du strudel et des fruits pour déjeuner. Dans la rue principale, il y a quelques restos, des agences de sport outdoor et une ou deux supérettes. Même en plein été, ce n’est pas bondé.

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Pique nique borek

Pas de sport extrême pour nous, direction le musée local, consacré à l’histoire de la région. Nous réalisons qu’avant la Première Guerre, cette vallée a vu passer un certain nombre d’envahisseurs divers et variés : les Lombards, les Francs, les Habsbourg, Napoléon (un pont porte son nom pas loin de là), tout ce petit monde convoitant au choix les plaines d’Europe centrale ou celles d’Italie et l’accès à la mer. Et après la Première Guerre, c’est pas fini. Il y a eu aussi les fascistes, les nazis, les Américains, les communistes. L’histoire de ce « gentil petit endroit » est juste incroyable.

Au-dessus du village s’élève un monument qui surplombe la vallée. On l’a vu de loin en arrivant d’Italie, c’était spectaculaire. Une église au sommet d’un genre de pyramide massive qui se dresse devant les montagnes.

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Il s’agit de l’ossuaire italien et de l’église Saint-Antoine. On y monte à pied par une petite route depuis le village. Un chemin de croix la longe jusqu’en haut, avec des figures très viriles de style fasciste qui nous rappellent que cet ossuaire a été construit sous Mussolini et inauguré par le Duce en 1938.

Et là si vous avez bien suivi, vous vous demandez : mais que faisait Mussolini ici en 1938 ? On est en Italie ou en Slovénie ? (Si vous n’avez pas bien suivi, on ne vous en veut pas). En fait la Slovénie, qui était une province de l’empire austro-hongrois jusqu’à la fin de la Première Guerre, a été divisée en trois en 1918. Et nous, les gentils Alliés, avions promis à l’Italie cette partie ouest du territoire slovène en échange de son soutien. Oui, parce que ça ne coûte rien de promettre des trucs qui ne sont pas à nous.

Au fil de ce voyage, en discutant à droite à gauche, nous comprendrons que la relation entre l’Italie et la Slovénie est pleine de douleur et de ressentiment. Le régime fasciste qui arrive au pouvoir au début des années 1920 a pratiqué un colonialisme bien trash pendant l’entre-deux-guerres : italianisation forcée des noms, interdiction de la langue slovène, fermeture d’organisations locales, incendies de lieux culturels et économiques…

Après la Seconde Guerre, ciao les Italiens. Les communistes victorieux de Tito détruisent tout ce qui rappelle peu ou prou la période d’occupation fasciste. Au tour des Italiens vivant dans la région d’être persécutés. Certains ont été jetés dans des gouffres appelés foibe. Cette question fait aujourd’hui encore polémique entre les deux pays, le sujet reste très sensible. Avec tout cela, je suis surprise que l’ossuaire et le chemin de croix de Kobarid soient restés intacts.

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Et pourtant, c’est un gentil petit endroit. Un village surmonté d’un clocher en bulbe. Des rues calmes et fleuries. Aucune trace d’industrie, pas de centres commerciaux. Juste quelques photos dans les rues qui rappellent les événements d’il y a cent ans. Comment un endroit peut-il avoir connu tant de violence, de barbarie, de convoitise, et être aujourd’hui si préservé, si apaisant, lumineux, superbe ?

En plein été, Kobarid attire les randonneurs, les cyclistes, les kayakistes, qui campent de part et d’autre de la rivière. Sur les anciens champs de bataille de la Première Guerre mondiale, vraiment dessus. Notre camping, par exemple, se trouvait côté italien. Il y avait une petite vitrine à la réception avec des objets datant de cette époque et retrouvés sur le terrain (douilles d’obus, cartouchières et autres objets sympathiques). Le camping en face se trouvait côté austro-hongrois.

Kobarid en 2017, ce sont des nationalités de l’Europe entière qui se retrouvent pour les vacances là où leurs ancêtres s’entretuaient il y a cent ans. Tout cela avec insouciance et c’est formidable. Il n’y a que nous pour frissonner au moment de s’endormir en pensant à tous les fantômes des lieux. Mais si on tend bien l’oreille, ils ne sont jamais loin.

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Episode suivant du Hemingway Summer Tour : Chroniques de la Soca.


10 réflexions sur “Kobarid, un « gentil petit endroit » ?

  1. Au fur et à mesure de ma lecture je me posais la même question « Comment devenir un gentil petit endroit avec un passé aussi furieux?
    Putain de conflits, putain de guerre, putain colonialisme hein?
    Je crois que j’adorerais découvrir ce lieu. Merci les filles. Que de belles découvertes on peut faire grâce à vous.

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    1. Merci Sabrina! Oui, c’est vraiment à découvrir. Et autant dans certains endroits qu’on a vus durant nos périples (la Meuse, par exemple) on n’a pas trop de mal à imaginer les combats et tout, autant là c’est tellement idyllique qu’on a du mal à croire toutes les horreurs qui se sont passées là.
      Des bises !

      Aimé par 1 personne

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