Douaumont, vous savez, c’est l’endroit en photo dans tous les livres d’histoire et tous les reportages, des croix blanches à l’infini au pied d’un genre de basilique blanche aussi. C’est à quelques kilomètres au nord de Verdun, là où les combats ont broyé des centaines de milliers de soldats durant dix mois pour un résultat stratégique quasi-nul.
On commence par le mémorial qui sent encore le neuf, tout juste inauguré par Hollande et Merkel sous la pluie et les caméras, marchant dans les pas de Kohl et Mitterrand venus en 1984 – tout le monde connait la photo où ils se tiennent la main, c’était ici. Cette année les commémorations sont entachées par cette polémique autour du concert de Black M. Je résume ? Le concert, prévu de longue date par les organisateurs de l’événement, a été annulé suite à des protestations de la droite et de l’extrême-droite. Sans rentrer dans les détails (et sans revenir sur l’opportunité de programmer un concert pop dans la foulée des commémorations de la bataille de Verdun), la polémique a enflé, passant de la question de la censure à celle de l’appropriation de l’histoire commune et au constat qu’une fois encore la mémoire de la Grande Guerre reste blanche pour beaucoup. C’est triste que l’administration ait cédé devant les puristes blanco-maniaques et leur ait laissé la victoire, alors justement que l’historiographie avance vers une meilleure reconnaissance de la diversité des combattants.
Parce qu’à force d’en visiter, des mémoriaux de ce genre, on finit par bien cerner les tendances et les courants idéologiques. Celui-ci, à Douaumont, est basé sur le témoignage, l’expérience sensorielle et l’interactivité. Il est résolument pacifiste au risque de passer sous silence quelques clés de compréhension sur la question qui revient en boucle : comment les gens ont pu endurer tout cela ? Mais par la confrontation de la parole des deux camps, le point de vue allemand souvent occulté y trouve une place légitime, tout comme la représentation des troupes coloniales.
Le ciel reste couvert mais il fait chaud sous les nuages et on prend une petite route transversale pour une pause-déjeuner. Tout autour, la forêt à perte de vue. On s’arrête à un endroit dégagé, en fait juste au-dessus d’un abri caché dans un creux, l’abri caverne des quatre cheminées. Celles-ci surplombent la cime des arbres. Tout est si calme, à peine un camping-car néerlandais ou un motard allemand qui passent de temps en temps. Après une bonne gamelle, Hélène et Ruby siestent dans le van. Comme Ruby m’a volé ma banquette je m’installe dans l’herbe en contrebas, profitant même d’un rayon de soleil. Quelques avions de ligne passent au-dessus, sinon on n’entend que le chant des oiseaux. On dirait l’été. Je cuve la mirabelle d’hier.
J’ai bien fait d’en profiter car à la minute où on arrive devant l’ossuaire, un insidieux crachin décide d’accompagner notre visite en ce lieu qui en soi n’a pas besoin d’accessoires funèbres. On commence par la nécropole avec ses perspectives verticales, horizontales, diagonales de stèles à l’infini. Une litanie de tombes, d’Henri, d’Albert, de Georges, de Léonce, de Lucien. Quinze mille soldats sont enterrés ici, ça fait environ 1% des soldats français morts pendant la Guerre, qui eux-mêmes représentent environ 7% de tous les soldats morts durant le conflit – sans compter les victimes civiles. Donc au regard des chiffres, cet infini n’est presque rien. Ça flanque le vertige, un énorme vertige.
Dominant les tombes, cet horrible ossuaire qui, lui, témoigne de l’esprit de mémoire post-guerre, un mélange catho-phallo pas très sympathique. Une façade de gloire édifiée par souscription auprès de villes d’Europe et d’Amérique qui ont leur nom sur le bâtiment. Le point d’orgue d’une mise en scène au cordeau, gazon fraîchement tondu, un rosier rouge en fleurs au pied de chaque tombe. Mais après avoir erré dans la nef de l’ossuaire à l’ambiance recueillie où les noms des morts et des bataillons recouvre jusqu’à la voûte, après avoir fait malgré vous une prière dans la petite chapelle, lorsque tout cela vous a convaincu que ces hommes étaient des martyrs, que leur sacrifice était sacré, bref que leur mort était juste et nécessaire, contournez le bâtiment et passez derrière, côté parking, et penchez-vous sur ces petites lucarnes à hauteur du genou. Aucune grandiloquente façade ne fait le poids comparé à la misère de la mort de ces hommes dont les cranes, au milieu des tibias, des côtes brisées, des restes de membres, des débris osseux éparpillés nous regardent aujourd’hui exposés crûment sans la dignité de reposer en paix, pour nous hurler tout le chaos d’alors.
Ici repose ce qui fut humain.
Le contraste nous prend à la gorge, cette netteté de surface face à la barbarie rampante qu’on cherche à contenir. Cette fois, ça flanque la gerbe. Une seule envie : déguerpir.