C’est parti ! Les beaux jours reviennent, les longs week-ends avec, et nous voilà sur la route de la baie de Somme pour Pâques. On est une équipe plutôt vintage.
Le van est vintage. A un look vintage et fait un bruit vintage. Il ne ressemble à aucun autre, moins joli que le combi VW mais assurément plus mignon que les vrais camping-cars auprès desquels il a l’air d’un jouet. Ce week-end il rendra clairement hommage aux premiers tanks jamais utilisés au combat, c’était lors de la bataille de la Somme il y a tout juste un siècle.
L’appareil photo est vintage, le Nikkormat de ma mère, qu’elle désignait du terme affectueux de « caillou » – brique, boulet ou lest pour cadavre devaient être pris. Je le réutilise parce que j’en ai marre des photos toutes plates de mon reflex numérique entrée de gamme. Dedans il y a une Reala 100 périmée depuis quelques années retrouvée lors de notre récent déménagement. Ça fera un résultat marrant – si résultat il y a.
Le chien est vintage ! Six ans selon la SPA, huit ou neuf selon des vétérinaires indépendants.
Et nous, on est vintage aussi, autour de 35 ans et des loisirs de vieux comme l’ornithologie, la Première Guerre et boire de la tisane en jouant au yam’s.
La route est belle ce vendredi, avec un goût d’avant tout le monde. Quel bonheur de quitter Paris sous un ciel gris et d’arriver en bord de mer sous le soleil ! Obligé, c’est moules-frites en terrasse et tant pis pour le végétarisme.
On aura de la chance pour le temps : le moment où il pleuvra vraiment sera la nuit du samedi au dimanche et on sera au chaud dans le van, au bord de la plage du Crotoy où on se prendra une prune avant de repartir, mais pour l’heure, emmitouflée dans mon sac de couchage confort zéro degré (je suis frileuse) et même si une vague crainte d’être embourbées au petit matin me traverse l’esprit, je suis à l’abri. C’est surtout le vent qui nous suit pendant trois jours, qui déporte le van sur la route et pousse les nuages bas qui caressent les champs, ces champs tout juste labourés pour le semis quand d’autres sont en pleine jachère verdoyante, ces champs d’une terre aux éclats blancs qui font penser à l’os – mais ce n’est que de la craie. Sur l’ancienne ligne de front se déploient une ligne à haute tension et des éoliennes. Elles sont partout, sur le plateau et dans ses creux, et si ça souffle tout le temps comme ces jours-ci, ça semble une bonne idée. Pourtant les riverains affichent leur mécontentement et en traversant un village on lit : « Village à vendre avec vue sur éoliennes », « Moins 30% pour nos maisons »… Slogans des combats en temps de paix.
Au bord des routes, des friteries et des beffrois. De la brique dans les villages et les villes. Certains endroits, comme Monchy-au-Bois, étaient originellement construits avec des matériaux issus des carrières locales – de la craie, donc. Totalement détruit durant la Première Guerre, Monchy misera sur la brique pour la reconstruction, avec d’ailleurs des édifices aux proportions massives histoire d’envoyer un message clair: we’re back.
– Monchy, c’est Cendrars qui y était, non ? Ou Jünger ? Je sais plus… On va passer, il faut que tu lises Jünger de toute façon, dit Hélène.
C’était bien Jünger, le village se situant du côté allemand de la ligne de front.
Ce dimanche de Pâques, à Monchy comme aux alentours, on sort dans le jardin après le déjeuner en famille, même s’il fait frais avec ce vent, enfants, petits-enfants, grands-parents. Tout a l’air paisible. Mais j’ai regardé en rentrant, aux élections régionales de décembre dernier, ici Marine le Pen est arrivée en tête du premier tour haut la main : presque 50%, loin devant Xavier Bertrand et ses même pas 20%. A peine un point les sépare au second tour, qui a vu Bertrand l’emporter in extremis. (On avait prévenu, on n’a pas peur de parler politique dans ce blog !)
Discussion dans la voiture :
– Mais tu te rends compte, avec toutes les nationalités qui sont enterrées dans leur sous-sol, qui sont venues du bout du monde pour crever ici et les libérer, nous libérer, c’est incroyable que le FN fasse des scores pareils !
– D’un autre côté, leur village a été rasé par les Allemands, ils ont été envahis plusieurs fois, tu imagines ? Plusieurs générations ont été touchées, et puis y a peut-être aussi le sentiment d’avoir été toujours oubliés, regarde…
Je regarde et dans mes yeux d’optimiste je vois un pays en paix où l’herbe et la mousse tapissent les cratères d’obus. C’est le cas au mémorial terre-neuvien à Beaumont-Hamel, qui nous rappelle les centres d’interprétation du Québec. De jeunes Canadiens francophones nous accueillent et des groupes et familles anglophones composent la majorité des visiteurs. Le circuit nous emmène le long d’une tranchée reconstituée, simulacre poignant, mais qui ne dit pas grand-chose de la boue qu’un jour de giboulées comme celui-ci aurait déversée au fond du sillon. Un arc-en-ciel s’étire dans la vallée. Des bouleaux ont été replantés à intervalles réguliers au sommet de la colline, le long d’une contre-allée où on s’arrête pendant une averse pour boire du café instantané. L’endroit est joli. L’herbe et la mousse recouvrent la nudité de l’horreur et la violence. C’est pareil au Lochnagar Crater à la Boisselle, un trou de mine à la circonférence délirante qui pourrait aussi bien être une œuvre de land art en cours d’érosion.
Ce serait si simple de dire que la nature a repris ses droits. Que l’herbe et la mousse repoussent. La paix, la résurrection, tout ça. Le problème, c’est en-dessous. Tout ce qu’il reste comme obus et comme mines, avec leur lot de dégradation des sols et des nappes phréatiques. Une conséquence de la guerre prise au sérieux et étudiée de près depuis à peine vingt ans. Et on se pose forcément la question, en regardant ces champs de betteraves qui autrefois furent des champs de bataille : qu’est-ce qu’il y a là-dessous comme armes, comme munitions et comme cadavres ? Comme rouille, comme substances toxiques, comme mécanismes encore armés, comme membres perdus et troufions désossés ? Et comment grandit-on au-dessus de tout ça ? Maintenant la pollution spécifique est reconnue, il y a eu des restrictions sur l’usage de l’eau par exemple pour les femmes enceintes. La voilà peut-être, la raison du vote FN. C’est dans l’eau.
En arrivant de la côte, un trajet qu’ont dû faire les camions d’approvisionnement et les ambulances, on sait qu’on approche de la zone du front à mesure que les petits panneaux noirs des cimetières du Commonwealth se multiplient. Les noms des régiments évoquent les provinces de feu l’empire britannique ou d’autres contrées alliées. C’est ainsi qu’en une journée le chardon d’Ecosse, le caribou canadien, les caractères chinois des tombes du cimetière de Noyelles-sur-Mer, le lion des troupes indiennes, la tour d’Ulster, le sphinx d’Egypte et la rose du Yorkshire croiseront notre chemin. Et encore, on n’a pas vu le mémorial sud-africain ni celui d’Australie et Nouvelle-Zélande. Tous ces cimetières ont une enceinte et une entrée conçues par des architectes de l’empire – donc c’est normal si ça rappelle les bâtiments officiels de New Delhi. Un panneau explique que les concessions ont été accordées par la France pour honorer la mémoire des combattants. Dans une niche du mur d’enceinte se trouvent le registre des soldats enterrés là ainsi qu’un livre d’or. Ce sont toujours les mêmes épitaphes gravées sur les tombes : « Faithful unto death », « Though dead he still liveth », « A noble duty bravely done » (ça lui fait une belle jambe) ou encore « A good reputation endures forever » (mon préféré). Certaines ont un nom, quelques-unes deux même, beaucoup n’en ont aucun.
Les successions de tombes, que le cimetière soit modeste ou gigantesque, ça produit un effet de répétition et de monotonie qui participent à l’émotion des lieux. L’esprit a du mal à concevoir une telle accumulation en lisant des chiffres sur du papier ; et la voilà matérialisée sous nos yeux. Hélène souligne que les pierres tombales identiques, comme ça, gomment les différences sociales ou hiérarchiques. C’est vrai, il n’y pas plus égalitaire qu’un cimetière militaire.
On cherche un cimetière allemand indiqué sur la carte, mais en vain. Pas de petit panneau pour le signaler. En fait, seuls 20% des soldats allemands tués au combat ici ont une sépulture. Où sont les autres ?
Hier une cigogne nous a accueillies en plein vol, élégante, majestueuse, à notre arrivée au parc du Marquenterre, et une autre nous a saluées en passant au-dessus du van alors que nous partions. Une balade en plein vent en compagnie des mouettes, hérons, grèbes, avocelles, spatules (et on n’a pas peur non plus de parler ornithologie), entre étangs et roselières, une après-midi duveteuse, le duvet des oies et des canards, le duvet des premiers chatons aux branches, le duvet au sommet des tiges de roseaux, le duvet qui deviendra bientôt plume, feuille, fleur, et habillera le printemps. C’est le substrat païen de Pâques, la raison de fêter la victoire de la vie sur la mort.
Dans le parc ornithologique se baladent des familles, des groupes d’amis de trente ou cinquante ans, des couples. On n’est pas, non, en temps de guerre comme voudraient nous le faire croire certains depuis les attentats de novembre. On est en paix et on a des activités de paix.
Le samedi soir on s’installe au Crotoy sur l’aire de camping-car où il reste une petite place face à la dune. On entame pour l’apéro notre prière inspirée des Clochards célestes : « Egalement vide, également aimable, également digne d’être le Buddha. » On la répète pour tous les êtres qu’on aime, famille, filleules, animaux de la création, avec une gorgée de bière picarde pour chacun.
Hélène a pris un récit de voyage en Courlande, dans les états baltes. Elle m’en a lu quelques extraits le vendredi après-midi au pied de la dune entre Fort-Mahon-Plage et Quend-Plage. Moi je lis Alexandra David-Néel. On est à plein d’endroits à la fois. Nos conditions de voyage sont un tel luxe quand on compare aux aventuriers marcheurs dont on dévore les récits. Alexandra David-Néel et sa simple marmite sur le dos. Sylvain Tesson sans un sous-vêtement de rechange. Et nous avec notre mini-maison, deux plaques au gaz, des chiottes chimiques, pléthore de provisions, vêtements et de livres. Et mon sac de couchage confort zéro degré, car j’ai pris froid la semaine dernière en dormant dans le van dans le Berri avec le sac de couchage confort dix degrés, j’ai cru que j’allais mourir. Ce qui me fait dire que si j’entreprenais, sur un coup de folie, un périple sur les hauts plateaux tibétains, mon journal tiendrait en une ligne : « J’ai froid, je rentre à la maison. »
Le vendredi soir on a dormi à l’aire de Quend-Plage sous des pins, entre le village et les dunes, on se serait cru dans les Landes. Le village de Quend-Plage est vintage avec son vieux cinéma et ses bâtiments des années 1930. Ca nous rappelle aussi un peu le Portugal.
On a également avec nous le livre Soldats photographes[1], sur les photos prises par les poilus. Je relève les noms de lieux dans les légendes et repère le trajet du dimanche. Certains de ces villages n’existent plus.
La mémoire est vivace par ici, chaque village a son cimetière de soldats, les mémoriaux et musées ont poussé comme des champignons. Il suffit d’emprunter la route entre Albert et Bapaume, où plusieurs panneaux indiquent la ligne de front à différentes dates. Ça prend à peine quelques secondes en van de l’un à l’autre, mais combien de mois il a fallu aux troupes, et à quel prix, pour parcourir cette distance ?
La boutique du mémorial de Thiepval, arche gigantesque qu’on voit depuis tous les alentours et qui est en travaux actuellement en vue des prochaines commémorations, propose tout ce qu’on veut comme produits dérivés autour du coquelicot, symbole du souvenir qu’on retrouve partout sous forme de fleurs rouges en plastique déposées sur les tombes et les mémoriaux. Mais vous pouvez aussi acheter mugs, aimants, cartes postales et autres gadgets au même titre que si vous étiez à Palavas ou Disneyland. Je me demande qui achète ça et ramène à la maison des objets de tous les jours à l’effigie de régiments ou de lieux de la Première Guerre Mondiale. (Cela dit, on a un magnet Napoléon sur notre frigo. Mais c’est décalé, second degré, c’est drôle, non ?) La cible de ce merchandising est clairement anglo-saxonne, correspondant aux visiteurs qu’on a pu croiser, à l’image de ce groupe d’hommes ventrus en uniformes blanc et jaune qui range ses instruments de musique au pied de la tour d’Ulster, silhouette incongrue sur la colline d’en face et réplique d’un monument militaire irlandais. Une cérémonie vient d’avoir lieu. Ces hommes ne sont pas originaires d’Irlande mais d’Ecosse. Ils ont des tatouages de marins sur leurs avant-bras découverts.
C’est un peu mon obsession, je sais, de lire aujourd’hui à la lumière d’hier, et je ne sais pas si c’est une bonne idée ou même si c’est pertinent. Mais, je les vois, ces Ecossais, repartir dans leur bus vers le prochain mémorial, venir rendre hommage à leurs compatriotes ou leurs ancêtres, et tout de suite je pense au Brexit et à Calais. Calais, pas si loin, là où se trouvent les barbelés de temps de paix. Pour les quelques dix millions de passagers annuels de l’Eurostar, ça passe vite derrière les triples vitrages du train mais l’entrée du tunnel sous la Manche a tout d’une fortification, avec les hautes barrières de protection, les caméras et plusieurs rangées de clôtures. Je suis du bon côté, moi, avec un passeport qui me permet de me déplacer dans 145 pays sans visa.
Est-ce vraiment ça qu’ils veulent, les eurosceptiques, ça partout ? Cent ans après avoir péri en masse dans la Somme, que choisiront les Britanniques en juin au moment du référendum sur le Brexit ?
C’est un général anglais qui accueille le visiteur à Doullens, avec son immense portrait sur la façade de l’Hôtel de Ville à côté d’un général français qui ressemble violemment à Pétain avec sa moustache blanche et sa tête de général. En lisant son nom on comprend qu’il s’agit de Foch, ouf.
On s’arrête pour manger sur une grande place, type place du marché, à côté d’une église en ruine. C’est quasiment désert, on se concocte un petit plat chaud. L’église est ouverte sur les flancs, lieu de pèlerinage d’innombrables pigeons, nef offerte au vent. Comme on est dans l’ambiance Première Guerre, ça va de soi pour nous que sa destruction remonte à ces années-là, qu’elle vient témoigner de la barbarie teutonne. Sauf que non. Cette église Saint-Pierre doit en partie sa destruction à la Révolution (ok, on s’y attend) mais aussi aux Espagnols qui, on l’oublie trop souvent, ont passé un peu de temps dans les parages au 16ème siècle. Les Espagnols ! En Picardie ! Mais oui, les « Pays-Bas espagnols », on a dû lire ou apprendre ça en histoire à l’école. Et donc ce sont eux qui ont incendié l’église et fondu les cloches. J’admets, c’est pas facile d’être une région frontalière – une marche, comme on disait autrefois.
Après manger on tourne dans le village à la recherche de la Salle du commandement unique. C’est indiqué à plusieurs endroits puis ensuite les panneaux disparaissent. Ce n’est pourtant pas si grand, Doullens. On pourrait demander aux deux poivrots qui s’interrogent pour savoir s’il y a un tabac d’ouvert aujourd’hui, dimanche de Pâques, mais finalement on s’avoue vaincues. On lira plus tard dans un fascicule que la fameuse salle se trouve en fait à l’intérieur de l’Hôtel de ville – fermé de toute façon. C’est là qu’exécutant un ordre venant après trois quatre années de guerre, les chefs alliés ont commencé à coordonner leurs actions. Brillante idée qui conduisit à la victoire quelques mois plus tard.
[1] Frédéric Lacaille, Anthony Petiteau, Soldats photographes, Photographies de poilus, Paris, Somogy éditions d’art, 2004.
Sur la route du retour c’est l’heure d’été et le jour qui traine. J’adore ça.
Tout en conduisant je me demande où migraient les cigognes en 1916, si elles ont dû détourner leur route le temps de la guerre.
Je dépose quelques jours plus tard ma pellicule chez Négatif +. C’est une forme de rituel, de déposer sa pellicule, c’est marrant. En milieu d’après-midi je reçois le WeTransfer pour les télécharger. Le résultat est inégal : certaines ont un rendu impeccable, d’autres ont viré magenta sans doute à cause de la pellicule périmée. Quelques-unes sont en partie voilées, comme celle du cimetière chinois qu’on dirait hanté par des fantômes. Il y a cet aléatoire, ce grain et cette profondeur de champ qui m’avaient manqué. Vintage, quoi.