Vienne la rouge, Vienne la blanche

Vienne était une étape à part dans mon Blitztrip, car Hélène m’y a rejoint et que c’est une ville qui se prête parfaitement à une escapade romantique de printemps. C’est vrai qu’en général notre version du romantisme implique de la pluie, des cimetières, des odeurs de pied et de longues soirées en van, mais ces temps-ci on s’embourgeoise ! Et c’est plutôt sympa. Flâner dans les jardins du Belvedere, écouter de l’opéra dans la rue, prendre un verre sur les berges du canal du Danube… Autant de moments doux et plaisants. Mais Vienne nous a aussi réservé de belles surprises en répondant à nos obsessions du moment, comme le matrimoine ou l’entre-deux-guerres.

Bienvenue dans une Vienne à deux visages, la Vienne blanche impériale et la Vienne rouge fière de son histoire sociale !

Vienne la blanche

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Première étape au Belvedere, l’un des palais baroques les plus connus de la ville. Il expose sa façade meringuée au soleil et se reflète dans les bassins de jardins tirés au cordeau où les touristes se photographient sous tous les angles. Aujourd’hui transformé en musée, il abrite certains des tableaux les plus célèbres du mouvement de la Sécession, dont le « Baiser » de Klimt. Si vous voulez voir ces chefs d’œuvre au Belvedere supérieur, il vous faudra être patient ! La queue était vraiment longue le jour où nous y étions. Nous avons renoncé, car nous avions en réalité un autre objectif en tête. Direction le Belvedere inférieur et l’exposition « Stadt der Frauen » (La ville des femmes). Youpi, du matrimoine (et beaucoup moins de monde).

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Cette grande exposition retrace la place des artistes femmes dans la Vienne des années 1900-1938. A l’époque où Klimt et Egon Schiele deviennent des peintres renommés, une génération de femmes se bat pour se faire une place au soleil. Elles s’appellent Elena Luksch-Makowsky, Teresa Feodorowna Ries, Mileva Roller ou encore Helene Funke. Elles étaient soutenues par leurs collègues masculins, à l’image de Klimt, qui a sélectionné plusieurs d’entre elles dans les expositions de la Sécession. C’est après la Seconde Guerre mondiale que leur mémoire a été oblitérée, pour ne resurgir que maintenant.

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Ce n’était pas possible de prendre des photos dans l’expo, alors on meuble comme on peut.

Ces femmes artistes ont peint, sculpté et dessiné dans des styles variés, du plus figuratif au plus abstrait. Elles ont abordé des sujets allant des plus intimes aux plus historiques, en passant par les scènes de nature et de nu. Il était interdit de prendre des photos dans l’exposition, mais j’ai beaucoup aimé par exemple les gravures en noir et blanc de Margarete Hamerschlag, dans un style très expressionniste. Hamerschlag a fui l’Autriche dans les années 1930 et a poursuivi une carrière d’illustratrice à Londres.

A se promener dans une exposition comme celle-là, on se sent en colère que ces artistes ne soient redécouvertes que maintenant, mais on se met aussi à espérer qu’elles soient désormais exposées de manière permanente aux côtés de leurs homologues masculins.

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Après cette belle expo, nous profitons un peu de Vienne la verte. Les jardins du Belvedere inférieur sont déserts et on se prend volontiers pour des dames de la haute le temps d’une balade. Juste à côté du Belvedere, nous explorons aussi le jardin botanique, où la floraison bat son plein dans des nuances de jaune et de mauve qui attirent les abeilles.

Vienne la blanche, c’est évidemment la Vienne des Habsbourg.  L’architecture porte la marque de la dynastie impériale. Au cœur de la ville, la Hofburg témoigne de cette histoire riche, du temps où l’Autriche était l’une des grandes puissances européennes. Il est possible de se promener dans les cours successives de ce palais immaculé, qui abrite aujourd’hui plusieurs musées et institutions et qui est aussi un vrai lieu de citoyenneté. Le jour où nous y étions se tenait ainsi une manifestation écolo « Fridays for future », à côté d’une exposition en plein air consacrée au centenaire du droit de vote des femmes.

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Après toute cette blancheur, nous avions envie d’un peu de gothique. Direction la Crypte des Capucins, qui est absolument incontournable en la matière ! C’est dans cette crypte baroque aux sarcophages étonnants que 150 membres de la famille des Habsbourg sont enterrés. Les tombeaux ne disent pas tant la puissance de la dynastie impériale que la présence de la mort, qui n’épargne pas les grands de ce monde, et ce à grand renfort de détails macabres : les cranes côtoient les angelots et les os croisent des sabres.

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On y trouve notamment la tombe de l’impératrice Marie-Thérèse, qui fut la mère de notre Marie-Antoinette, ou encore celle d’Elisabeth de Bavière, dite Sissi. On est forcément impressionné par l’ambiance qui se dégage de cet endroit. Le visiteur est plongé dans une vanité en 3D, en quelque sorte. Mais j’ai aussi été surprise que de nombreuses tombes soient encore ornées de fleurs fraiches et de rubans aux couleurs des Habsbourg. Je me demande si ces offrandes viennent de descendants de la famille ou d’Autrichiens un poil nostalgiques de leur grandeur passée.

La Crypte des Capucins est le titre d’un roman de Joseph Roth (1894-1939) que j’ai lu en préparant ce voyage et que j’ai beaucoup aimé. Dans un style à la fois empreint de classicisme et d’ironie, Roth dresse le portrait d’un pays qui sombre, depuis la Belle époque jusqu’aux années 1930. C’est un témoignage vraiment intéressant (et mélancolique) et l’un de ces livres où l’émotion n’est pas immédiate, mais où elle se révèle peu à peu pour ne plus vous lâcher. Joseph Roth a émigré en 1933 à Paris, où il est mort en 1939.

Il y a cette scène poignante au cœur du roman dans laquelle le narrateur et personnage principal rentre à Vienne à la fin de la Première Guerre mondiale, en décembre 1918 :

« J’étais l’héritier, et je rentrais dans la maison de mon père et de ma mère, sous le grésil. Je fis un détour pour passer par la Crypte des Capucins. Une sentinelle allait et venait devant l’entrée. Qu’avait-elle à garder encore ? Les sarcophages ? Le Souvenir ? L’Histoire ? »

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Vienne la blanche est relativement bondée en ce long week-end de mai, en particulier autour de la cathédrale, et nous n’avons plus l’habitude ni le goût de nous retrouver avec autant de monde. C’est ça d’affectionner les virées en van dans les coins paumés, on a vraiment perdu l’habitude des hauts lieux touristiques. Mais vous pouvez compter sur nous pour trouver du calme, de l’insolite et un peu d’histoire au passage… Direction Vienne la rouge !

Vienne la rouge

Voilà un qualificatif que je n’aurais jamais pensé associer à Vienne, ville de la bourgeoisie s’il en est, connue pour sa vie intellectuelle et artistique raffinée plus que pour son passé révolutionnaire. Et Vienne la rouge est d’ailleurs plus une affaire de progrès social que de révolution. Flashback.

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1917, ça chauffe en Russie. Le régime tsariste tombe et laisse place au communisme soviétique. Dans une Europe en guerre depuis bientôt quatre ans, où les populations des deux camps sont exsangues, les idées révolutionnaires se propagent. Au lendemain de la Première Guerre, des mouvements inspirés de la Révolution russe essaiment dans toute l’Europe centrale, à Berlin, Munich, Budapest ou encore Vienne. Mais à Vienne, le parti social-démocrate des travailleurs marginalise les idées révolutionnaires. Cette stratégie modérée est plutôt avisée, car elle permettra aux sociaux-démocrates de prendre et de garder le pouvoir, quand les tentatives communistes voisines sont écrasées dans le sang par des milices qui viendront gonfler les rangs du fascisme dans les années à venir.

En mai 1919, dans une Autriche qui a perdu la guerre et presque tout son territoire, les premières élections municipales libres voient donc la victoire des sociaux-démocrates. Cent ans plus tard, la ville arbore fièrement les couleurs de « Vienne la rouge » et propose plusieurs manifestations autour de cette période qui a duré jusqu’en 1934 et qui reste une référence en matière de progrès social. Une belle occasion pour nous de découvrir ce pan d’histoire locale à travers une exposition au MUSA (Wien Museum) et une visite à Karl Marx Hof.

On l’appelle le « Versailles du travailleur ». Karl Marx Hof est un ensemble de logements sociaux qui fait un kilomètre de long et qui est certainement l’endroit le plus symbolique de cette Vienne la rouge. Son architecture massive se dresse à la sortie du métro Heilingenstadt. Construit entre 1926 et 1933, cet ensemble respire l’idéologie d’une époque à travers trois principes : lumière, air et soleil. De fait, une fois qu’on passe sous l’une des arches, on découvre des cours aérées, de la verdure et des bâtiments communs. Seulement 18 % de la surface de l’ensemble est réellement construite.

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A l’époque, Karl Marx Hof est une ville à l’intérieur de la ville, avec ses crèches, ses buanderies, sa bibliothèque, sa poste et autres services. C’est d’ailleurs dans l’un des anciens Wachsalon (laverie) qu’est installée une exposition permanente sur l’histoire des lieux. Les panneaux sont en allemand, mais il est possible de demander une brochure en anglais. Au total, Karl Marx Hof comprend 1 382 appartements. Tout est en bon état et encore habité de nos jours.

Pendant la période de Vienne la rouge, la taxe Breitner, qui est grosso modo une taxe sur les produits de luxe, servira à financer 380 ensembles de logements sociaux entre 1923 et 1934. Au-delà de la question du logement, cette période sera riche en expérimentations et en avancées en matière de pédagogie, d’hygiène, de loisirs, de culture et d’égalité femmes-hommes.

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Cette histoire m’a passionnée. Cela a non seulement changé mon image de Vienne, mais a aussi résonné en moi de manière plus personnelle. En effet, j’ai grandi dans ce qu’on appelle la ceinture rose de Paris : les « Habitations Bon Marché » construites en briques dans les années 1920 et 1930 à l’emplacement des fortifications de la ville. Le pendant parisien de Karl-Marx-Hof, en quelque sorte ! J’y ai vécu de mes quatre ans à mes vingt ans. Il existait un sentiment d’entraide très fort à l’échelle du quartier, quelque chose que je n’ai jamais retrouvé ailleurs. Je ne sais pas si c’était propre au lieu ou à l’époque, mais je reste vraiment attachée à ces souvenirs.

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Aujourd’hui, ce sont toujours les sociaux-démocrates qui dirigent Vienne, et ce depuis la Seconde Guerre mondiale sans presque aucune interruption. Nous y étions pendant la campagne pour les Européennes et il y avait beaucoup, beaucoup d’affiches partout, y compris sur de grands panneaux à côté de publicités pour de la bière ou de la lessive. C’était peu plaisant de se faire accueillir par celles du FPÖ, le parti d’extrême-droite qui a été au pouvoir à plusieurs reprises ces dernières années. Mais j’étais rassurée de voir aussi le grand nombre d’affiches pour les Verts, l’autre grande force politique du pays, et pour d’autres partis plus fréquentables.

A Vienne, le printemps sacré

« Ver sacrum » est le titre de la revue publiée par le mouvement de la Sécession entre 1898 et 1903. Cette expression latine signifie « Printemps sacré » et fait référence à un rituel antique. Je trouve qu’elle sied particulièrement bien à Vienne. Le printemps est une saison idéale pour la découvrir et se laisser porter par sa douceur de vivre.

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Le Pavillon de la Sécession by night, avec la devise « Ver sacrum » sur le côté

C’est un vrai plaisir de se balader le long du canal du Danube, entre Friedensbrücke et le centre-ville. Les Viennois finissent de travailler tôt, et ils profitent ensuite de leur ville, à vélo ou en terrasse. Sur le canal, des bars se succèdent et les Viennois se retrouvent pour prendre une bière au soleil.

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Autant dire que nous nous sommes vite adaptées : déjeuner dehors dans un café au Stadtpark, strudel aux pommes dans le jardin d’un autre café à Karlspatz…

Vienne est l’endroit idéal où s’arrêter pour des pauses gourmandes en extérieur qui se prolongent et où déambuler à toute heure du jour ou de la nuit.

Je crois que notre plus grande surprise a été d’écouter de l’opéra en passant le soir à côté du Wiener Staatsoper alors que nous marchions pour rentrer à l’hôtel. Devant ce bâtiment mythique, une cinquantaine de sièges sont installés face à un écran géant qui retransmet en direct le spectacle du jour. C’est complètement gratuit et on peut rester le temps qu’on veut. Certains amateurs restent toute la durée du ballet ou de l’opéra, d’autres, comme nous, s’arrêtent le temps d’une aria. On s’assoit par terre ou on reste debout, le son est hyper bon, la musique envahit la rue. Que la nuit est douce…

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Nous connaissions déjà un peu Vienne avant ce séjour, mais nous avons eu plaisir à retrouver et à redécouvrir cette ville sûre de son patrimoine et de son matrimoine, fière de sa qualité de vie, mais beaucoup moins sage et lisse que l’on pourrait penser.

Et vous, vous connaissez Vienne ?

Locomotive

Cet article fait partie de la série #Blitztrip : 15 jours en train pour retomber en amour de l’Europe.


15 réflexions sur “Vienne la rouge, Vienne la blanche

  1. Je ne suis encore jamais allée à Vienne, ses grands bâtiments hidtoriques, très beaux, me semblent aussi très austères, ce n’est pas ce que je préfère, mais je pense que c’est une ville à faire et ta découverte d’un côté moins guindée n’est pas pour me déplaire. 😀

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  2. Je ne suis jamais allée à Vienne et ton article m’a donnée envie de la découvrir. J’imaginais une ville froide, bourgeoise et guindée. J’associais cette ville à Sissi et schönbrun mais il y a tant d’autres choses à découvrir ! Je trouve le côté de la Vienne Rouge passionnant !!

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  3. Un joli point de vue sur la ville de Vienne comme on n’a pas l’habitude d’en lire. Merci pour cette redécouverte atypique de la ville, très intéressant.

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  4. Décidément, tu nous en fais voir de toutes les couleurs dans ce superbe article Viennois ! Pour mon plus grand bonheur… Avec toujours plein d’histoires, de culture, et d’humour à la clé. Et des souvenirs entre quelques briques roses ❤ ! Vienne a l'air d'avoir plein de facettes différentes, c'est une ville qui me tentait mais sans trop savoir pourquoi, bah maintenant, je crois que sais 😀 !!

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  5. Oh mais tu vois, je suis allée à Vienne, j’ai adoré, mais je ne savais pas du tout que le Staatsoper faisait ça, ça ne devait pas être le cas à mon époque antique, ça me donne tellement envie d’y retourner ! Et l’expo Frauen der Stadt, elle me tentait beaucoup, j’en ai entendu parler dans la presse germanophone… ah, un petit WE à Vienne…

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