Une vraie fourmilière

 

            Ce que Ruby a oublié de mentionner dans son récit de la balade à la Tête des Faux, c’est cette énorme fourmilière dans laquelle elle a fourré la truffe sur un bord du chemin. Une belle pyramide haute de cinquante ou soixante centimètres, de la terre brune qui ressemble à du café en poudre et une vie de dingue là-dedans. Ruby veut voir ça de près et donne un coup de museau dans l’édifice parfait. Une vraie barbare. Je me penche pour regarder les fourmis imperturbables. C’est fascinant, elles ont l’air de vraiment savoir ce qu’elles font et où elles vont. Elles sont coordonnées. Elles accomplissent une mission. De vrais petits soldats.

Je dis « balade » mais il faut que j’assume : c’était une randonnée. Après tout on est surentrainées, on a lu Bill Bryson et Cheryl Strayed tout l’hiver, c’est pas pour rien – heureusement que les deux sont plutôt décomplexants. Par contre on met toujours une fois et demie ou deux le temps indiqué, je ne comprends pas. Là le petit fascicule dit trois heures, on en a mis environ cinq. Mais entre Ruby qui sniffe tout ce qu’elle peut et nous qui adorons faire des pauses et regarder les arbres, sentir les fleurs, saluer les animaux et bien sûr trainer dans les ruines, c’est pas gagné. Au moins cette fois on est mieux équipées qu’aux Eparges et on a pris de la bouffe.

           Il faut d’abord monter une petite route étroite super pentue pour arriver au point de départ. Pas un problème pour notre bonne bikkhu-mobile qui grimpe fièrement entre les sapins, là où de féroces combats ont eu lieu – ici aussi, même ici.

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Entre Fraize et le col du Bonhomme on a passé la limite entre Lorraine et Alsace, c’est-à-dire la frontière de 1871, c’est-à-dire une autre ligne de front de 14-18 tracée cette fois-ci dans la forêt et les montagnes, sur des pentes abruptes et dans des températures hivernales hostiles. Il n’y a pas de raison. Si la reprise de la Lorraine annexée a concentré les efforts des troupes françaises, celle de l’Alsace était aussi un objectif des états-majors qui dès les premiers jours de la Guerre ont lancé l’offensive jusqu’à Mulhouse avant de devoir se retirer dans ces vallées perdues où la ligne stagne à partir de 1915. Le prix à payer pour chaque mètre reconquis s’avère meurtrier et vain. On maintient quelques troupes mais on concentre les efforts ailleurs.

La rando commence avec deux cimetières allemands, histoire de se mettre direct dans l’ambiance. Murs en ruine, mousse qui recouvre des pierres tombales gravées de lettres gothiques, fougères qui poussent entre les arbres, restes de chapelle dans une nature grandiose, ambiance d’autant plus fantomatique que l’on sait que les corps des hommes enterrés ici ont été déplacés vers des cimetières militaires, c’est presque trop friedrichien.

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Je sais, les stéréotypes c’est mal. Mais alors qu’on continue à grimper dans les anciennes lignes allemandes, qu’on pique-nique devant le local qui répartissait l’eau, l’électricité et le téléphone dans tout le campement, qu’on passe devant des infirmeries en dur et des restes de station d’un téléphérique qui servait à monter le nécessaire et à descendre les blessés, la seule chose qui me vienne à l’esprit c’est : ils étaient vachement bien organisés, quand même, les Allemands. Une vraie fourmilière.

Mais ils étaient chez eux, en lien avec la plaine du Rhin juste en bas. Les Français, eux, n’avaient que d’autres montagnes comme arrière-front ; ils faisaient monter leurs provisions à dos de mulets, leurs armes sur des charrettes tirées par des bœufs. Loin d’avoir démérité dans ces conditions, ils ne pouvaient pas grand-chose non plus.

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   On s’est déjà moqué de Barrès mais je dois dire que les quelques pages qu’il consacre aux Vosges dans sa Chronique de la Grande Guerre demeurent poignantes même s’il en fait toujours des caisses. Il s’y rend en novembre 1915, dans ces endroits qu’il connait par cœur et qu’il décrit alors ainsi :

« Ces solitudes sont militarisées, leurs forêts ébranchées, leurs chaumes sillonés de tranchées et de fil de fer. (…) Ces croix de bois et les faits surhumains qu’elles commémorent rendent la montagne des Vosges méconnaissable. Tout restant le même, tout y est changé, transfiguré. Jusqu’alors nous jouissions de leur paisible majesté, sans y être distrait par aucun détail, ni arraché à l’impression d’ensemble. C’était chaque année, au moment des vacances, comme si nous venions nous reposer dans un rêve hors du temps. (…) Mais aujourd’hui, c’est dans un monde supérieur encore qu’elles nous élèvent. La mort vient d’y ranimer la vie. Ces montagnes, hier immobiles, insensibles, sont pleines d’âme. » [1]

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On croise un groupe de jeunes Allemands en rando longue, quelques familles et des couples mais comme on a pris le chemin à l’envers on est plutôt tranquilles. (Si vous vous posez la question : non, ce n’était pas exprès mais juste parce qu’on s’est trompées.) La forêt se déroule dense et somptueuse. Sa gravité s’évapore sur l’autre versant, en terrain découvert, le long de pâturages où des chevaux bruns trapus à la crinière blonde broutent non loin de quelques ânes et de vaches noires ornées d’une ligne blanche sur le dos. La douceur de juin, le ciel bleu pâle derrière quelques nuages arrosent les pensées sauvages et les boutons d’or. Les premières fermes sont juste en contrebas, où quelques humains s’affairent oublieux de la guerre.

Puis on retrouve le sol rocheux, les racines noueuses, les tapis d’aiguilles brunes et les senteurs d’humus. On passe devant le cimetière français avec ses croix identiques sous les arbres. Plus haut, quelques rails ferroviaires enchevêtrés comme des mikados (et arrivés jusqu’ici comment ?) marquent l’emplacement du fort français dont ils composaient le toit. Entre les rails et les rochers éboulés pousse de la menthe sauvage à l’odeur entêtante et se devinent des terriers de lapins que traque maladroitement Ruby. L’épaisseur et l’ombre de la forêt se dissipent à nouveau lorsqu’on se retrouve devant l’étang du Devin, vaste prairie humide qui nous renvoie à une histoire bien plus ancienne que toutes les guerres, l’histoire des glaciations, et qui abrite une flore protégée à laquelle les promeneurs n’ont pas accès et c’est tant mieux : il semble que l’humain n’ait été que trop présent par ici.

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[1] Maurice Barrès, Chronique de la Grande Guerre, 1914-1920, Plon, 1968, p. 301 & 305