Un Noël à Poznan

            Ça commence comme un road-trip mais pour une fois ce n’est pas moi qui conduis. On avale un hot-dog veggie et un café à la gare routière de Berlin et c’est parti, direction la Pologne. Hélène connait déjà, elle a fait la route en camion jusqu’à Varsovie pour un convoiement à l’ambiance apparemment sympathique (jusqu’au moment où une escorte armée est arrivée). Moi je ne suis jamais allée plus à l’est que Berlin. On va passer Noël à Poznań, où vivent le frère d’Hélène et sa compagne, Antoine et Justine. La mère d’Hélène voyage avec nous ; sa sœur nous précède avec mari et enfant. Une occasion trop belle pour le blog : on va pouvoir saouler toute la famille avec la Première Guerre – joyeux Noël !

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        Le bus emprunte l’Autobahn der Freiheit ou Autostrada Wolności, c’est-à-dire l’autoroute de la Liberté. Le nom a été donné en 2014 en l’honneur des 25 ans des premières élections libres polonaises. La route, elle, date de 2012 et on la doit à l’Euro de foot organisé conjointement par la Pologne et la Biélorussie. Après Poznań elle continue vers Łódź, Varsovie puis Minsk et Moscou. On dépasse d’innombrables camions aux plaques d’immatriculation baltes. Le Grand Est, le vrai, qui m’évoque des ghettos disparus et les personnages d’Isaac Bashevis Singer. Au bord des forêts aux ombres longues déjà à 14h, il faut le dire, c’est plus à la Seconde Guerre mondiale qu’à la Première que je pense.

        Après la frontière entre Allemagne et Pologne, ce sont les mêmes pins droits et minces aux troncs élancés qui balancent leurs plumeaux d’aiguilles, les écorces blanches des bouleaux, le sol gelé et le soleil qui se couche dans le ciel clair de ce 21 décembre. Des champs, des forêts, la plaine : mais on dirait la Meuse ! Après nous avoir montré sur son portable toutes les photos et vidéos de son petit-fils qu’elle va retrouver dans quelques heures, la mère d’Hélène s’endort. La nuit tombe vite.

       Il y a cent ans, ici, c’était le même pays que la Moselle qu’on a visitée l’été dernier, c’était le Deuxième Reich. C’était la guerre bien sûr et la Pologne partagée entre trois empires (allemand, austro-hongrois et russe) depuis la fin du 18ème siècle n’allait retrouver son indépendance qu’en 1918. Et cela grâce au soulèvement qui eut lieu en Grande-Pologne, c’est-à-dire à Poznań et aux alentours, en 1918-1919. Mais n’anticipons pas.

        On a pris un Airbnb dans le quartier de Jeżyce. L’appart est au dernier étage, mansardé, avec des poutres apparentes, super spacieux. Le quartier, plutôt résidentiel, vit autour d’un marché en extérieur où on vend des fleurs, des fruits frais et secs, des légumes frais et fermentés (chou, cornichons), du miel artisanal, des bougies, des livres et des vêtements. Le soir ça sent le charbon dans la rue, ça fait bizarre mais c’est pour le chauffage. Tout un pâté de maison est en construction. Les immeubles anciens s’ouvrent sur de grands halls et des escaliers larges, il y a souvent un magasin en entresol, la hauteur sous plafond parait haute partout. Ici et là des détails Art Nouveau sur les façades. Quelques cafés et restaurants, des épiceries, une belle librairie, le tram qui passe à côté, c’est parfait. En s’éloignant du centre on arrive à des constructions plus récentes, un building années 1990 qui doit se sentir tout seul et des résidences années 1960 ou 1970, disons, fonctionnelles.

            Justine fait un SVE à la Maison de la Bretagne à Poznań – mais oui, ça existe ! Sa mère et ses sœurs sont là aussi mais comme elles repartent avant nous, on fait le réveillon de Noël le 22 au soir dans l’appart qu’on loue. Au menu : des spécialités polonaises et végétariennes J Moi je me sens l’âme slave ou balte, et je propose de faire le repas à la bière et à la vodka, tradition danoise récemment apprise par mon travail et appliquée avec professionnalisme (bon au Danemark ils le font avec de l’aquavit, mais n’importe quel alcool fort local fera l’affaire). D’un toast à un autre, la soirée passe vite.

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          Comme on sait que tout sera fermé le 24 et le 25, il nous reste le 23 pour visiter un peu la ville. On décolle pas trop tard Hélène et moi, en mode blog, histoire aussi de profiter du jour. Ce qui est super quand on part chez des gens qui connaissent le coin, c’est qu’on n’a rien besoin de préparer, on peut se laisser guider. C’est pourquoi on quitte l’appart toutes les deux tranquillou sans plan. On se dit, Poznań c’est petit et puis de toute façon on va arriver à retrouver le centre facilement ! Héhé. Vous avez sûrement tous vécu ces balades « Je dirais que c’est par là – Ouais, ça me parait bien » où vous finissez à l’autre bout de la ville. On va dire que c’était une mise en jambe, ou mieux : Poznań hors des sentiers battus ! Bon, on a traversé des quartiers résidentiels, longé un parc qui doit être super agréable en été, au printemps et en automne et atterri sur un grand marché. Mais toujours pas de trace du centre ! Heureusement Justine nous radioguide en direct et on la retrouve pour aussitôt l’embarquer au musée du Soulèvement de Grande Pologne voir de la tranchée reconstituée et du masque à gaz. Ça nous manquait.

       Le musée se trouve sur le Stary Rynek, la place du vieux marché en plein centre historique. C’est ravissant, avec des façades multicolores aux tympans décorés, des fontaines sculptées et le Ratusz, ancien hôtel de ville, au clocher vert argenté. Le tout a été détruit pendant la Seconde Guerre et reconstruit ensuite. Les marchés de Noël démontent déjà.

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        On est les seules visiteuses du musée, installé dans un bâtiment néo-classique à colonnades et qui conserve la mémoire de la Première Guerre dans la région et du Soulèvement qui suivit à l’aide d’objets et de documents iconographiques nombreux mais malheureusement très peu traduits. Pas évident donc de saisir les détails. Mais on a essayé !

        Le sous-sol consiste en une tranchée reconstituée, côté prussien donc, face aux Russes, où le quotidien ne devait pas être bien différent des tranchées du nord-est de la France : soubassements de bois, bruits omniprésents, abris précaires. Les objets se ressemblent même quand leurs insignes sont différents. Par contre la scénographie diffère de ce qu’on a vu jusqu’à maintenant par certains parti-pris, notamment celui de montrer des images de cadavres de soldats tantôt pris dans la tranchée, tantôt amoncelés après la bataille ; une photo d’un cadavre de soldat grandeur nature gît quasiment sous un escalier aux marches transparentes, créant un effet saisissant pour le visiteur. Au bout de la tranchée reconstituée, il y a une marche et un fusil pointé vers l’horizon du champ de bataille, et le visiteur peut viser avec le fusil. Ici, on n’édulcore pas la violence.

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       En 1914, la ligne de front arrive jusqu’à Poznań, qui s’appelle alors Posen, mais après les combats se dérouleront plus loin, plus à l’est. On s’aperçoit que le rapport avec cette guerre-là ne doit pas être évident, notamment l’aspect territorial. Alors que la ligne de front a traversé tout le pays actuel du nord au sud, les mémoriaux semblent étonnamment peu nombreux. Mais si c’est pour marquer la victoire d’un ancien oppresseur contre un autre ancien oppresseur, c’est compliqué.

       L’histoire du massif mémorial de Tannenberg le montre bien : érigé par l’Allemagne après la Guerre pour commémorer sa victoire sur les Russes en 1914, cher aux Nazis pendant le Troisième Reich, ce monument évoquant une forteresse est détruit en partie par les Nazis eux-mêmes puis par la Pologne soviétique.

       A l’étage du musée, on arrive en 1918-1919. Nous on dirait que c’est après la Guerre, sauf qu’ici on considère que le conflit ne s’est vraiment terminé qu’en 1921. C’est le temps qu’il faut à la Deuxième République polonaise pour se mettre en place et regagner ses territoires aux Allemands et aux Russes. La Posnanie n’est pas comprise dans les frontières de l’indépendance de 1918. Mais profitant de la révolution qui éclot en Allemagne, la région se soulève pour demander son rattachement à la Pologne. Le musée relate ces événements, avec des portraits des héros de l’époque, des enregistrements de leurs discours, des photos des rassemblements qui ont eu lieu dans la ville et des objets hautement symboliques comme ces drapeaux rouge et blanc aux couleurs élimées. Le Soulèvement de Grande-Pologne influera sur le traité de Versailles en 1919, date à laquelle la région intègrera la Pologne.

        On n’a pas tout compris au musée, on s’est surtout imprégnées de l’atmosphère, des images et des objets. Mais j’ai trouvé sur Internet une histoire qui résume bien ce que devaient être les vies de l’époque. C’est celle d’Antoni Balbinski. Né dans la région de Poznań, citoyen allemand parti travailler dans les mines de Westphalie, il est enrôlé dans l’armée allemande pendant la Première Guerre et combat dans le génie sur le front occidental, notamment à Verdun et Saint-Mihiel. Dès la proclamation de l’indépendance polonaise, il quitte l’armée et rejoint Poznań où il prend part au Soulèvement de Grande-Pologne. Il combat ensuite contre les Russes jusqu’en 1921. Et en 1923, direction la France et les mines du Pas-de-Calais, où il vivra tout le reste de sa vie. Ça donne une bonne idée de ce que ça devait être, de naitre polonais à la fin du 19ème siècle.

      Après le musée du Soulèvement, Justine nous montre une superbe église baroque rattachée à un couvent, l’église paroissiale de Poznań. La façade rose et blanche, immaculée, s’ouvre sur un déploiement de marbre, de colonnes torsadées et de dorures juste comme on aime. Tout est dans la pénombre en attendant la nuit de Noël. Des gens font la queue assis devant les confessionnaux histoire de se purifier l’âme avant les fêtes.

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       En digne ville du vingt-et-unième siècle, en ville prospère, Poznań est fière de ses centres commerciaux (à en juger par les pubs qu’on trouve un peu partout en ville) et elle en a une bonne concentration ! Déjà en arrivant en bus on avait repéré les grandes surfaces Auchan, Leroy-Merlin, Castorama, Tesco aux abords de la ville comme aux abords de n’importe quelle ville du continent. Là on a vu le centre commercial au-dessus de la gare, neuf, immense et pas très fréquenté pour une veille de Noël, puis un autre construit dans une ancienne brasserie très bien réhabilitée, tout de briques et de verre, où on trouve les habituelles franchises de bouffe et de fringues qui attirent pas mal de monde. Justine nous explique qu’un nouveau centre commercial a ouvert non loin du centre à dix minutes d’un autre tout aussi grand.

      Franchement, je ne vais pas critiquer car ça nous a sauvé la vie le 25 où les seuls endroits ouverts pour manger en ville étaient le Costa Coffee et le MacDo du centre commercial de la gare. Je ne sais pas si vous avez déjà passé Noël en voyage, c’est une ambiance très particulière. Plus jeune, j’ai fêté Noël avec ma mère et mon frère à Londres et à Vienne. Ce sont des moments où les villes changent complètement de leur ordinaire, comme si elles expiraient tous leurs habitants pour souffler un peu, prendre une grande respiration. On a l’impression d’entrer dans des décors de film ou d’atterrir sur une planète qui vient d’être désertée (sauf par les promeneurs de chiens). Ajoutez à cela un temps gris et humide et la nuit qui tombe tôt, ça vous donne des moments « c’est beau mais c’est rude » assez parfaits. Nous on adore : le quartier de l’université complètement mort où seules les silhouettes des statues signalent une présence humaine ; l’ancien château qui rutile encore un peu trop, hanté de ses monuments au soulèvement de 1956, hautes croix qui se dressent dans l’obscurité ; l’île de la cathédrale dans une lumière bleutée, le quartier derrière aux peintures murales comme un signe d’adieu. Heureusement dans la cathédrale illuminée les gens passent et prient au son des chants de Noël dans les haut-parleurs.

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           Le calme d’aujourd’hui n’est qu’une illusion. Poznań, au cœur de l’Europe, entre Berlin et Varsovie, est de l’ouest et ouest de l’est, passée entre les mains des puissances avoisinantes, centre industriel, agricole, commercial, a souvent été au cœur de soulèvements populaires : 1918-1919, mais aussi 1848 ou 1956. C’est aussi la ville des origines, où les premiers souverains polonais ont été couronnés.

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            Ce voyage nous a montré un nouvel aspect de la Première Guerre, celui d’une guerre de libération – pour la Pologne mais pas seulement puisqu’en Europe seule de nombreux pays (re)trouveront leur indépendance en 1918-1919, comme l’Estonie, la Finlande, la Lettonie, la Lituanie, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Yougoslavie ainsi que l’Irlande.

         Il nous a montré ainsi que les mémoires sont multiples : alors que le 11 Novembre 1918 représente pour nous la fin du conflit, il signe le renouveau de la Pologne, où les combats ne se termineront qu’en 1921 avec la victoire de ces soldats de quatre anciennes armées qui se battent côte à côte pour leur pays.

        En tout cas on sait où on va faire notre premier roadtrip de l’année dès que les beaux jours reviendront : voir le monument de la Targette, pas loin d’Arras, érigé à la mémoire des combattants polonais de la Grande Guerre.

Cette page très complète explique très bien la situation des Polonais pendant la Grande Guerre : http://ancienssaintcasimir.e-monsite.com/pages/2014-centenaire-du-debut-de-la-premiere-guerre-mondiale.html