« Mais c’est vachement joli, la Picardie. » Bon c’est vrai qu’avant d’avoir le van ça ne m’aurait jamais traversé l’esprit d’y aller en week-end. Alors que c’est tout proche de Paris, facilement accessible. Mais quand on peut prendre la voiture ou le train, on va plus vite donc plus loin. Le van, lui, est conçu pour faire du 90 km/h sur des nationales ou des départementales. Il souffre sur l’autoroute, souffle dans les montées, atteint péniblement 120 km/h en descente et le moteur bien chaud. La conduite est plus physique, et comme il n’y a que moi qui conduis… Ben nous voilà en Picardie !
Et on a un nouveau défi pour le week-end. Dans la Somme je me suis remise à la photo argentique mais apparemment l’appareil années 1970 de ma mère n’est pas assez vintage pour moi et je me suis dit que tant qu’à s’intéresser aux Poilus, autant essayer d’utiliser un appareil photo comme eux en utilisaient.
Donc je me mets en tête de chercher ce qu’ils avaient à l’époque, en 1916. Notre ami Anthony, the spécialiste de la question, me trouve la référence facilement : le Kodak Vest Pocket. Un modèle dont l’histoire et le succès sont intiment liés à la Grande Guerre, Kodak ne reculant devant rien dans ses argumentaires de vente : « Push now and push hard – next month it may be too late. »[1] Résultat : des ventes qui explosent en France et en Grande-Bretagne entre 1915 et 1917.
Un autre slogan, « Make your own record of the war », incite le soldat à l’illégalité, puisque les appareils photos étaient interdits au front. En théorie seulement, car les officiers pratiquaient souvent eux-mêmes et les états-majors n’avaient pas de scrupules à utiliser les photos prises en première ligne. Certains furent quand même emmerdés, c’est le cas de Cendrars qui a passé trente jours en prison pour une photo d’un Christ tombé à l’envers et qui se vante d’avoir vendu quelques clichés à un journal de l’époque. Il utilisait d’ailleurs un Vest Pocket et Kodak était aussi le titre initial de son recueil Documentaires, avant que la firme américaine ne lui interdise de l’utiliser. Tout est dans tout ! Et donc, cet appareil, il me le faut.
Un petit tour sur le Bon coin, et bingo ! Il y a un modèle sur Paris, 69 €, la version Autographic où une petite fenêtre permet d’écrire directement sur la pellicule grâce à un stylet fourni. Rendez-vous est fixé sur le quai de la ligne 5 à Gare de l’Est. Coïncidence, je n’avais jamais remarqué que la station portait un sous-titre : Verdun. L’ancienne propriétaire est une prof d’allemand qui a retrouvé l’appareil dans les affaires de son père. Elle ne l’a jamais utilisé.
C’est super émouvant d’avoir entre les mains ce truc qui a cent ans. J’ai quelques appareils anciens qui me viennent de ma famille. Ceux que je préfère, ce sont les bas de gamme, ceux que tout le monde avait à une époque donnée, qui ne sont pas des bijoux techniques mais qui ont accompagné la vie des gens. Le Vest Pocket appartient à cette lignée, c’est l’un de leurs plus respectables aïeux. Compact pour l’époque, il parait lourd aujourd’hui avec sa carapace métallique. Il a ce joli soufflet en cuir qui se déplie et se rétracte et je me demande, en cent ans, quels visages il a vu passer, quels paysages.
La pellicule (du 127), créée juste pour lui et petite pour l’époque, parait énorme compte tenu de ce que nous avons connu ensuite. La fabrication a cessé dans la deuxième moitié des années 1990, à mesure que s’éteignaient les derniers Poilus. Heureusement on peut encore en trouver ici et là et la faire développer.
Je suis curieuse de l’essayer. Durant notre périple je choisis les endroits avec parcimonie car il n’y a que dix prises de vue. J’essaie de cadrer du mieux possible mais avec son viseur minuscule et inversé, je n’ai pas l’habitude. Et cette première tentative se solde par un fiasco, je vous le dis tout de suite. La pellicule ressortira vierge du labo, joie et bonheur de l’argentique. Il faudra attendre la prochaine fois pour que ça marche.
Ce n’est pas grave. Hélène a pris son enregistreur et capte de son côté les sons de cette journée afin d’en faire une de ces immersions sonores dont elle a le secret.
Bienvenue sur le Chemin des Dames.
Rien que le nom nous appâte, ça évoque une promenade de princesses d’un château à un autre et d’ailleurs c’était ça à l’origine, un lieu de confidences et de frivolité pour les filles du roi, bref un lieu idéal de villégiature pour un couple de lesbiennes en calèche le temps d’un week-end.
C’est une route d’une quarantaine de kilomètres le haut d’une crête entre deux vallons et d’où l’on peut voir loin de chaque côté, ce qui n’est pas donné dans ce paysage picard de champs faussement plats qui s’arrondissent dans les nuages et de creux inattendus où les villages se cachent. Dans le van, surélevées, on a une vision grand angle de la route.
Cette crête a attisé tant de convoitises par sa situation stratégique, comme en témoignent la statue de Napoléon qui surgit au milieu d’un champ non loin de Craonne ou le cimetière allemand de la Seconde Guerre Mondiale à côté du fort de la Malmaison (comme si un premier carnage n’avait pas suffi). Pendant la Première Guerre, la configuration était simple : les Allemands avaient pris les hauteurs et surplombaient leurs ennemis, ces pauvres gars qui se relayaient dans les tranchées à flanc de collines avec un terrain quasiment impossible à regagner.
C’est un autre public que dans la Somme. Beaucoup moins d’Anglo-Saxons, ceux-ci y ayant moins combattu, plutôt un public local, des groupes de motards, des voitures de collection, quelques familles, beaucoup de gens d’un certain âge et un groupe de jeunes engagés fraichement passés à la tondeuse qui descendent de deux camions militaires.
On a dormi à Soissons au camping municipal au bord de l’Aisne, installées un peu à l’écart sur un emplacement où on est les dernières à avoir du soleil le soir – et maintenant il se couche tard – et aussi les dernières être réchauffés par lui le matin… La nuit a été fraiche, et Hélène pas mécontente de récupérer le deuxième sac de couchage que je n’utilise plus, elle qui s’est bien moquée de moi quand j’en ai acheté un plus chaud.
On ne fait pas exprès de voyager en des jours symboliques, c’est juste qu’on profite des longs week-ends de printemps et ce n’est pas notre faute si ceux-ci sont associés une fois sur deux à une fête chrétienne. Vive la laïcité ! C’est aujourd’hui dimanche de Pentecôte, nom qui éveille dans de lointains souvenirs une profusion de langues envoyées afin de porter la bonne parole, une vision pleine d’effets spéciaux vintage, le ciel saturé de rouge, le tonnerre qui gronde, des langues-flammes en carton et un ectoplasme du nom de Saint-Esprit qui envahit la terre (ou alors c’est Ghostbusters ?).
Et du coup, esprit d’escalier oblige, je me demande : mais combien de langues ont résonné ici ? Je ne parle pas du français et de l’allemand, ni même des dialectes des soldats arrachés à leur campagne occitane ou tyrolienne, je parle de l’arabe, du bambara, de l’amazighe, du wolof, du mooré, du dioula, du fon, du peul, du malinké, du haoussa, du poular, du malgache, du créole, du somali, du khmer, du lao, du vietnamien, etc.
Faisons une petite expérience. Lisez la phrase suivante : « La France a perdu près de 1 400 000 soldats durant la Première Guerre Mondiale. » De quelle couleur sont ces soldats ? Intuitivement moi je les vois blancs. Mais la France en 1916, qu’on le veuille ou non, c’était autre chose. Les panneaux qui jalonnent le Chemin des Dames nous le rappellent fort à propos.
Ça commence à La Royère. Dans cette guerre gigogne faite de fronts multiples s’en cache notamment un que je découvre ici : la guerre du Bani-Volta. C’était en 1916, comme la Somme, comme Verdun, dans des boucles de la Volta dans l’actuel Burkina-Faso, des groupes locaux réussissent à surprendre l’administration coloniale et s’unissent contre elle. Oui, ce n’est pas parce que l’esclavage avait été aboli en 1848 qu’on allait laisser tranquilles nos bons amis africains ! On avait une autre idée derrière la tête. « La force noire », à savoir la mobilisation de soldats dont on vantait la bravoure afin d’augmenter nos effectifs militaires et de rivaliser avec ces barbares d’Allemands. Au Bani-Volta on pensait régler le problème rapidement mais ça nous a bien pris quelques mois et moult renforts pour faire entendre raison aux récalcitrants. Si je résume, on a envoyé des soldats métropolitains dans les colonies s’assurer qu’on pourrait renvoyer des soldats coloniaux se battre en métropole. Je suis la seule à trouver ça absurde ?
« Je suis soldat français on m’a blanchi du coup
Secteur 59 je ne peux pas dire où
Pourquoi donc être blanc est-ce mieux qu’être noir »
C’est l’une des figures phares du Chemin des Dames, Guillaume Apollinaire, qui a écrit ces vers dans « Les soupirs du servant de Dakar ».
Plus loin, à côté de la Caverne du Dragon, un groupe de sculptures intitulé Constellation de la douleur rend hommage aux soldats coloniaux. Debout, hautes, sombres, taillées dans des troncs qui figurent autant la douleur de ces soldats que celle des arbres éradiqués, sur le flanc d’une pente d’épis tout juste nés, vert tendre, de colza jaune odorant, de fleurs de cigüe de bord de route.
Pendant que Ruby bondit dans les herbes hautes, flairant des tas de choses intéressantes que nous, pauvres humaines, ignorons, Hélène repère en contrebas une zone non cultivée entre des champs et un bosquet d’arbres. Juste de l’herbe sous laquelle, en regardant attentivement, on discerne des cercles de différentes tailles, taches d’huile dans un bouillon paisible, probables traces de trous d’obus.
Un endroit idéal pour déjeuner ! Oui, certains pourraient trouver ça plombant. Mais le van nous offre une bulle où il suffit de faire chauffer de l’eau pour préparer un café instantané ou une soupe de nouilles et se sentir comme à la maison. On a une vue panoramique autour de nous mais les gens ont aussi une vue panoramique sur nous, en train de faire notre dinette ou de bouquiner. Ce week-end j’ai pris un récit de voyage qui n’a rien à voir avec la guerre, Aux frontières de l’Europe, de Paolo Rumiz. Hélène reste plus dans la tonalité des lieux avec les aventures de Sylvain Tesson sur les traces de la Berezina.
Au cimetière de Cerny-en-Laonnois, facile à trouver, c’est juste en face du bar « Le Poilu », il y a un côté pour les troupes françaises et un pour les troupes allemandes. Comme c’était devenu le cas au sein des bataillons du côté français, soldats coloniaux et métropolitains sont mélangés. Mais contrairement aux cimetières du Commonwealth vus dans la Somme où toutes les stèles sont identiques, on en trouve ici deux types : celle en forme de croix et une autre qui rompt les rangs ici et là de style, disons, oriental. Je pense que c’est vraiment le mot qu’avaient en tête ses concepteurs. « Il nous faut un truc qui marche pour ceux du Tonkin, de l’AOF et d’Algérie, on fait quoi ? » Et hop, une vague forme meringuée, un croissant, une étoile, quelques ornements, l’affaire est dans le sac. Et donc qu’on s’appelle Touré, Thieu ou Brahimi, c’est kif-kif.
(Je fais du mauvais esprit, je sais. Il y a une intention certainement louable pour l’époque, une volonté de bien faire. Le principal avantage est que ça permet de visualiser d’un seul coup d’œil l’existence et le sacrifice de ces soldats. Ça compte.)
Côté allemand, il y a aussi deux modèles de stèles. Le plus commun est une croix épaisse en pierre grise. L’autre est aussi de pierre grise, rectangulaire avec le sommet arrondi. Ornées d’étoiles de David et d’inscriptions en hébreu, ce sont les tombes de soldats juifs qui ont défendu l’Empire allemand.
De là, la route bifurque vers un lac et on se dit que ça peut être sympa pour faire une petite pause. On descend la côte nord du plateau, on longe un golf, c’est plutôt coquet. Des panneaux indiquent le Center Parcs qui est de l’autre côté du lac. Marrant, j’aurais pas choisi cet endroit pour installer un parc de loisirs en plein air. Imaginez : « Papa, papa, regarde ce que j’ai trouvé ! »
Plus loin, des cris d’enfants nous précèdent sur la boucle du plateau de Californie. C’est une balade en forêt et ça fait du bien de s’aérer après les cimetières. Ruby hume des odeurs de printemps inconnues pour elle, qui est arrivée de Guadeloupe seulement l’été dernier. Elle remonte des chemins d’effluves alambiqués. On la garde en laisse quand même, qui sait ce qui peut encore trainer sur ce plateau totalement ratiboisé pendant la Guerre ? Les photos de l’époque sont saisissantes : la terre à nu, éventrée, crevassée, comme laissée pour morte.
Sur les terrains trop dévastés pour être utilisés comme terres agricoles, on a fait des forêts. Celle-là est donc relativement récente, si on pense à l’échelle des arbres. Au début de la boucle, jusqu’à la tour-observatoire, il y a quelques familles qui se promènent et les cris d’enfants justement, « A l’attaque ! », « A l’aide ! », phrases en suspens dans la forêt qui saisissent les bouches des enfants pour renaitre, portant les cris de la peur qui hantent l’endroit. Ça me rappelle « La guerre au Luxembourg », poème de Cendrars écrit en 1916 après qu’il a perdu son bras droit et regarde les enfants jouer à la guerre au jardin du Luxembourg.
Dans la grande boucle en revanche il n’y que nous, avançant sur le sentier entre les zébrures des restes de tranchée et les demi-cercles des explosions d’obus. L’érosion guerrière à chaque pas. C’est difficile à décrire. La forêt ne se laisse pas facilement capturer. Les photos de forêt, je trouve, sont parmi les plus dures à réussir. Elles ne rendent jamais la magie de la lumière filtrée dans les branches, la profondeur de l’ombre au pied des troncs, la délicatesse des mousses ou des feuilles, toutes les gammes de vert. Rétrospectivement je m’imagine que c’est un kami de cet endroit si spécial qui a supprimé toutes les images de ma pellicule de Vest Pocket et qui rend les autres, prises avec mon téléphone, si plates. Je me contente d’en trafiquer une sur Instagram pour restituer non pas l’ambiance des lieux (je trouve que le montage sonore d’Hélène y arrive mieux) mais ce que j’y ai ressenti : la présence aveuglante des âmes tombées ici, au moins aussi nombreuses que les feuilles mortes depuis.
Pour les spécialistes, le Chemin des Dames est synonyme d’une des batailles les plus foirées de la Grande Guerre. Mauvais calculs, temps pourri (de la neige en avril !), réactivité de l’ennemi : un carnage qui causera la mutinerie la plus importante du côté français dans toute la Guerre.
Quant aux coloniaux, il faudra leur faire quelques promesses pour lever une nouvelle mobilisation avec succès, telles que la citoyenneté française pour les combattants, promesses qui ouvrent la porte des luttes à venir. A Paris d’ailleurs, un jeune galeriste réformé pour raisons médicales ou parce qu’il ne voulait pas combattre, ce n’est pas clair, ouvre une galerie en 1914 pour exposer conjointement art africain et art moderne. Il s’appelle Paul Guillaume et il a le soutien d’Apollinaire. Tous les deux seront parmi les premiers à considérer l’art africain comme de l’art et non comme de l’ethnographie ou de l’anthropologie.
L’actualité nous rappelle pourtant que rien n’est jamais acquis. Je n’ai pas parlé de la halte qu’on a faite hier à Villers-Cotterêts. C’est une quinzaine de kilomètres avant Soissons sur la N2. On avait le temps avant de se poser pour la nuit.
Le nom vous dit quelque chose ? Pour moi c’est là où le français a été instauré langue officielle du royaume et aussi d’où une grande offensive a été lancée en 1918. Pour Hélène c’est le musée Alexandre Dumas ainsi que… « Ils ont pas un maire FN ? » C’est trop pour un seul endroit. Let’s go !
Dès l’entrée de la ville, on se prend à scruter le moindre détail des rues, des façades, des commerces et bien sûr des gens. Franck Briffaut, maire de la ville, a été élu lors d’une triangulaire avec 42% des voix. Donc 42% des gens dans la rue ont voté pour lui.
On se gare près du musée Dumas.
« Tu es sûre que tu veux y aller ? »
« On est blanches, on a un chien qui peut passer pour un chien d’attaque, ils vont nous adorer. »
On remonte la rue vers la grande place que surplombe la statue de Dumas. Edifices plutôt coquets et bien entretenus, jolies maisons, bâtiments historiques longent les artères. C’est samedi, il y a une fête foraine près du château. On s’arrête pour acheter du pain. Les gens discutent, entrent et sortent des magasins, passent, il y a des restaurants libanais, italiens, portugais, des familles, des vieux avec des chiens. Vers la gare se trouvent quelques ensembles plus modernes et plus modestes, pas grand-chose de menaçant. Mais tout est si normal ! Personne ne se salue par un « heil » vigoureux, les oriflammes n’ont pas envahi les bords de fenêtre.
C’est encore plus effrayant, quelque part. Encore cette fameuse dédiabolisation, stratégie tellement payante pour s’installer dans le paysage sans faire autant de vagues qu’à Orange ou Vitrolles dans les années 1990. La seule marque qu’on trouve est ce graffiti partout dans la ville : « Même Jacquie et Michel ne veulent pas de ton maire. » Ben si même Jackie et Michel n’en veulent pas, dis donc…
Comme on n’aura pas l’occasion de vider nos chiottes de van sur le retour, on pisse chacune notre tour dans les bois, comme Ruby. Ça roule bien ce dimanche soir, demain est férié. On suit la N2 qui contourne les cheminées de la sucrerie-distillerie de betteraves de Soissons, traverse des forêts jusqu’à Roissy, la ville se densifie peu à peu, à Aulnay-sous-Bois on longe une grande mosquée moderne comme on n’en voit jamais en centre-ville, puis on récupère un bout d’A3 jusqu’à chez nous.
Arrivées à la maison, c’est pâtes à la sauce tomate devant notre chaine franco-allemande préférée.
[1] A history of photography in 50 cameras, Michael Pritchard, Bloomsbury, 2014