Artois panorama, part 4 : Nous et 40 000 fantômes

Après Vimy, Arras et Hénin-Beaumont, fin de notre roadtrip dans le Pas-de-Calais, cette fois autour de Lens. Au programme : terrils et nécropoles, mais promis un peu d’espoir aussi et une nuit dans un endroit, hum, insolite.

Il y a des vanlifers-blogueurs, ils sont beaux. Sur leur site ou leur Instagram, on les voit dans leur van trop beau avec intérieur en bois bricolé maison, avec leur chien trop beau qui sait poser pour les photos et souvent leur copine trop belle en short et en bonnet. Et autour d’eux la nature est vraiment trop belle.

Nous, comment dire ? L’intérieur du van est en formica et on déteste bricoler. Notre chien ne ressemble à rien. Ça ne nous viendrait jamais à l’idée de mettre un short et un bonnet en même temps. Personne, mais alors personne, n’a envie de voir la tête qu’on a le matin en sortant du sac de couchage. Et les paysages autour de nous incluent souvent un cimetière militaire. On est désolées.

Mais nous avons à cœur de ne pas lasser nos lecteurs. De chercher des trucs toujours plus dingues à faire pour vous, de vous surprendre ! Et je crois que cette fois, on a trouvé quelque chose de bien.

20190914_075533.jpgMaintenant qu’on est dans ce bassin minier à l’horizon tout plat hormis les fameux terrils, il est temps qu’on aille les voir de plus près. On choisit les terrils jumeaux du 11/19 à Loos-en-Gohelle à côté de Lens. Ce sont les plus hauts d’Europe, ceux sur lesquels la madone de Vimy pleurait vendredi soir.

Donc un terril c’est quoi ? D’abord : prononcez « terri », sinon vous allez passer pour un horrible parigot qui ne connait rien à la vie. Ensuite, il s’agit de tas de rebuts miniers, c’est-à-dire des matériaux qu’on extrayait mais qui ne pouvaient pas être utilisés, comme le schiste ou le grès. Ce sont donc des buttes entièrement artificielles de couleur grise, comme des immenses dunes de sable volcanique.

Quand on arrive, on se dit que c’est incroyable que toute cette accumulation de matière vienne de sous nos pieds. Comme si on avait pris le paysage et qu’on l’avait retourné, hop, comme on retourne un tee-shirt avant de le laver.

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On s’embrouille un peu dans les sorties autoroutières après Lens. On passe et on repasse à proximité du fameux stade Bollaert Delelis. Hélène me raconte : « Quand j’étais petite et que je regardais le foot avec mon père, il me parlait des gueules noires de Lens, qui travaillaient à la mine, avec le charbon, tout ça. Mais comme tous les joueurs de l’équipe étaient noirs, j’étais persuadé qu’en fait tous les mineurs étaient noirs – à cause du travail à la mine. Bref, c’était compliqué. »

Finalement, on se gare dans une petite rue de la cité minière au pied du site. L’aménagement des lieux n’a pas changé : une rue principale qui monte vers les puits d’extraction, la silhouette du chevalet du puits 11 avec sa roue qui se dresse à côté de la tour bétonnée du puits 19. Les habitations sont réparties dans des rues perpendiculaires à la rue principale, avec des petits jardins. La passerelle au-dessus de l’autoroute qu’on emprunte pour aller vers les terrils était à l’époque une voie ferrée par laquelle s’acheminaient les rebuts.

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Ce dimanche de Pâques, c’est un lieu de balade prisé des familles. Le site a été entièrement réhabilité en parc de promenade, même si quelques avertissements accueillent le visiteur pour rappeler que le site est, je cite, fragile, dangereux, mais aussi vivant et magique.

On monte ! Le bas des pattes de Ruby noircit à mesure qu’on avance. Le sol gris absorbe parfois la lumière changeante au travers des nuages, d’autres fois il la reflète. Des nuances de vert dessinent des sillons sur les pentes. Arrivées au sommet, il y a un peu de vent. On surplombe Lens et ses environs, les champs, les routes. Au loin se dresse la crête de Vimy et l’on aperçoit le mémorial canadien.

Tout ça, pendant la Première Guerre, a été complètement rasé. Nous verrons plein de photos au centre d’histoire du Mémorial’14-18 de Notre-Dame de Lorette le lendemain. C’est un endroit passionnant qui aide à comprendre l’histoire locale. En plus, le bâtiment est impressionnant, avec ses cubes noirs qui font référence au charbon. Nous y avons vu des photos aériennes, notamment, montrant les ruines, la ville anéantie et le réseau de tranchées imbriqué dans les exploitations minières qui ont été totalement détruites par les Allemands.

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Nous vous avons parlé d’Henri Barbusse récemment. Dans son roman Le Feu, qui se passe par ici, il y a ce passage où un soldat de son escouade franchit à ses risques et périls la ligne de front pour aller voir sa fiancée à Lens, en zone occupée donc. Quand il arrive, elle est là, chez elle, avec des officiers allemands qui dînent dans sa maison. Ce qui le hante, c’est qu’il la voit rire avec eux. Il repart au front, sonné, sans lui avoir parlé.

Tel était le sort de Lens mais aussi de Liévin, Hénin-Beaumont, Courrières et d’une grande partie du nord de la France.

Dans ce voyage dense et tous ces sujets sérieux, on avait promis de l’espoir, alors chose promise, chose due ! C’est très new age, je vous préviens. Mais moi, ce qui me donne de l’espoir depuis qu’on a commencé ce projet, ce sont les forêts qui ont poussé sur la terre retournée de l’Argonne, du Chemin des Dames, de Douaumont, des Vosges.

Ici, sur les terrils, c’est un écosystème unique qui s’est développé, une flore très différente de celle de la région, une flore du sud née de la chaleur dégagée par le charbon. Je vois ces petites plantes grasses dans les résidus miniers, là où l’exploitation et la guerre sont passées, je vois ces petites fleurs jaunes de printemps, les bourgeons des cerisiers, et j’admire la résilience de la nature. (J’avais dit que c’était new age.)

P1160694Donc je résume : après une journée encore bien riche en émotions à Hénin-Beaumont et aux terrils de Loos-en-Gohelle, nous sommes à la recherche d’un endroit pour dormir. Un endroit au calme. Sauf que la région est plutôt dense et agricole, il n’y a pas beaucoup de forêts. Finalement, nous identifions une butte arborée. Je précise qu’à cette époque, nous n’utilisions ni GPS ni appli de type Park4Night pour trouver où dormir. On faisait au feeling, au jugé. Grand bien nous en a pris.

Une petite route sinueuse nous emmène en haut, c’est prometteur, ça sent le frais, on longe des champs, et on débouche sur… le plus grand cimetière militaire de France. La nécropole de Notre-Dame-de-Lorette et ses 42 000 soldats morts pendant la Grande Guerre. C’est hyper impressionnant : des rangées de tombes, une basilique et une tour dressée comme un phare au-dessus de la plaine.

P1030156Mais c’est calme. Il n’y a pas de lampadaires, pas de route à côté. Nous avons un grand parking tout plat, sous les arbres, rien que pour nous. Alors… après tout, ça devait finir par arriver ! On va dormir ici. Avec 40 000 fantômes.

C’est un poil intimidant, c’est sûr. On met un peu de musique dans le van, Hélène commence à préparer le diner, la nuit qui tombe adoucit l’ambiance dans une drôle de sérénité. En réalité, nous avons plus peur de déranger les morts que d’être dérangées. Mais nous suivons leurs traces depuis plus d’un an et ils ne sont pas des étrangers pour nous.

P1030149P1030157Nous explorons le site de nuit, avec Ruby. La tour-lanterne balaie les environs de son œil rotatif. On est seules (bien que très entourées) et on va jeter un œil à l’Anneau de la mémoire. Ce grand mémorial construit en 2014 rassemble les noms de 580 000 soldats de toutes nationalités tombés dans les terribles batailles de Flandres et d’Artois.

Il fait nuit, mais un jeu de lumières éclaire le mémorial. Parmi des noms qui sonnent du monde entier, on trouve ceux de nos ancêtres, des Reuzé, des Boudou, des Aerts, des Motte, des Le Dévéhat. Indifférente à tout cela, Ruby s’éclate à sniffer la pelouse et à pister les hérissons.

Voilà. Nous avons commencé ce projet depuis un an et je pensais qu’on commencerait à être rodées. Que les émotions s’émousseraient. Mais ces quatre jours dans l’Artois ont été sans doute les plus denses, les plus intenses, à l’image d’un territoire dont l’histoire vous prend aux tripes. Nous ne le savons pas encore, mais c’est aussi le début d’une belle histoire d’amitié. D’ailleurs, nous avons redormi avec nos fantômes en septembre 2019.

Et si vous vous posez la question : on dort très bien à Notre-Dame-de-Lorette.

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Cet article a été écrit suite à un roadtrip fait en avril 2017 et a été mis à jour en janvier 2020. Il a été publié dans la revue « Le sens de l’essentiel », éditée par l’Office de tourisme de Lens Liévin, au printemps 2018.

Et pour plus d’aventures à Lens, lisez notre article In love de Lens.