En allant à la bibliothèque avant de partir, j’avais en tête deux auteurs qui ont connu la période de la Guerre sans en avoir fait le cœur de leurs œuvres. Car quand on visite pléthore de mémoriaux et de champs de bataille, on n’a pas toujours envie de lire une histoire qui se passe dans les tranchées. Je pensais donc à Karen Blixen et J.R.R. Tolkien. Le hasard a fait le reste : Le Seigneur des Anneaux n’étant pas en rayon, je suis repartie avec La Ferme africaine.
Et le hasard, comme cela arrive parfois, fait élégamment les choses. Je le réalise en arrivant à Nancy, ville où vit ma grand-mère et où j’ai passé d’innombrables vacances enfant puis adolescente. La chose que je préférais, c’était de regarder des films avec elle l’après-midi. Elle avait une belle collection de VHS, David Lean, Hitchcock, Audrey Hepburn, Louis de Funès et comme il se doit Robert Redford. C’est donc ici, où j’ai vu tant de fois Out of Africa, adaptation meryl-streepée de La Ferme africaine, que Karen Blixen est devenue un personnage de mon enfance – et voilà qu’aujourd’hui elle est dans mes bagages.
Nancy, la ville qui arrive à rester intacte quand l’Histoire tonne à côté. Visage bourgeois de la place Stanislas et de la place de la Carrière, parc de la Pépinière, rues Maurice Barrès, Jeanne d’Arc, Saint-Georges, Saint-Jean, façades Art Nouveau du quartier de l’Ecole des Mines construites dans les années 1900-1910 et qui exhibent courbes et vitraux, colombages et tourelles comme pour dire : « La guerre ? Pas entendu parler… » en dépit des bombardements ennemis. Nancy, à qui l’Annexion a profité puisqu’elle a accueilli des réfugiés mosellans en nombre qui l’ont fait grandir et prospérer.
Pour l’heure c’est Nancy sous la pluie battante et les nuages changeants en attendant dans l’après-midi le soleil puis un ciel clair en soirée. Les quatre saisons en une journée ! On s’abrite un moment à la Fnac puis dans un café où je lis dans « L’Equipe » un long article sur les conséquences du Brexit pour le sport. Au Relay H de la gare, c’est Brexit à la une de tous les journaux en mode ultra-pessimiste. Ça rend triste et surtout ça donne envie de repartir dans les bois.
En 1914, Karen Blixen, baronne danoise de son état, quitte l’Europe et s’installe non loin de Nairobi où elle va diriger une plantation de café. Loin de la Guerre ? Non, bien sûr. Elle sévit là-bas aussi, à cette époque où on ne s’embarrasse pas de noms compliqués et où les actuels Kenya, Tanzanie, Burundi ou Mozambique s’appellent Afrique orientale allemande, Afrique orientale britannique et Afrique de l’Est portugaise.
Sur le paquebot qui l’amène, Blixen rencontre le général allemand von Lettow-Vorbeck. La Guerre n’a pas encore commencé, ils sympathisent, elle promet de lui faire envoyer des juments. Quelque temps après son arrivée, alors que la Guerre est déjà déclarée, elle achète lesdites juments et cherche à les lui expédier, geste qui lui vaudra d’être soupçonnée de sympathies pro-allemandes alors qu’elle vit du côté anglais.
Ce général serait un rôle parfait pour Christoph Waltz : vous savez, le méchant raffiné. Commandant des troupes de l’Afrique orientale allemande toute la durée de la Guerre, c’est le mec qui a appris les langues locales pour se rapprocher de ses hommes et qui a tenu en échec les Anglais, les Belges, les Portugais et les Sud-Africains alors qu’il était en infériorité numérique notoire, juste histoire d’occuper au maximum les troupes adverses – c’était toujours ça de combattants en moins sur le front européen. Malin, hein.
Le train de mon frère arrive de Lyon avec une heure et demie de retard suite à de lourdes intempéries la nuit dernière. On file à la maison de retraite voir la grand-mère. Là on tombe pendant une fête, le personnel danse et chante dans la grande salle au milieu des résidents, public captif mais amusé quand il ne dort pas. On chope ma grand-mère, heureusement dans un bon jour (elle a sans doute picolé), qui répète à son habitude : « Allez vous promener, je vais me re-po-ser ». On rigole et on reste. C’est la première fois qu’elle rencontre Hélène et elle se montre charmante. Bien sûr elle ne sait plus vraiment qui on est, mais quelque chose en elle se souvient qu’elle nous aime bien et on échange des sourires complices et des piques taquines.
Notre amie Karen joua son rôle sur l’échiquier mondial en 14-18 comme elle le raconte dans le chapitre « Safari en temps de guerre ». Ni safari de chasse ni safari photo bien sûr, il s’agit de trois mois durant lesquels elle achemina provisions et munitions pour le compte du gouvernement anglais vers la frontière avec la colonie allemande. Elle évoque les convois qui se succèdent sans arrêt en traversant la réserve masai, où les habitants sont friands de nouvelles concernant les Allemands qu’on suspecte d’être partout. Classieuse en toutes circonstances, elle prend le thé dans la brousse et se fait porter de l’eau pour son bain. Les masais, fervents guerriers, sont tenus à l’écart des combats presque jusqu’à la fin de la Guerre. Mais elle relate cette anecdote où l’Angleterre envoie des médailles à remettre à certains d’entre eux pour services rendus :
Il est délicat de décorer un homme nu, car il n’a pas d’endroit où accrocher sa médaille, et les vieux chefs masais restèrent donc raides et silencieux, leur décoration à la main. Au bout d’un moment, un homme très âgé vint me trouver, me tendit sa médaille et me demanda ce qu’il y avait dessus. Je fis de mon mieux. La lourde pièce d’argent avait un buste de Britannia à l’avers, et, au revers, les mots suivants : « The Great War for Civilization ». [1]
Mon frère inspecte notre campement, en fait au pied de la maison de retraite sur l’aire de camping-car au bord du canal. On partage la capitainerie avec les péniches. C’est calme, les sanitaires sont nickels. Mon frère rit, nous traite de punks à chien et on le raccompagne à la gare avec Ruby.
Après une énorme lessive plus que nécessaire et à mesure que le ciel s’éclaircit, la soirée se fait joyeuse, les terrasses se remplissent, des groupes d’enterrement de vie de jeune fille ou de garçon animent bruyamment les rues piétonnes, on fait bombance au resto et on s’endort d’un bloc sous les fenêtres de ma grand-mère.
Une bonne nuit bercée par les bruits de la ville et une grasse mat plus tard, je montre à Hélène la maison où vivaient mes grands-parents. C’est dans le quartier cossu (euphémisme) de l’Ecole des Mines. Quand on arrive devant, Hélène me demande : « C’était à quel étage ? » La honte de mes origines me transperce : « Ben, c’était toute la maison. »
Au bout de trois mois, la couronne britannique remercie Karen Blixen. Palliant l’absence de routes et de voies ferrées, les Carrier Corps se mettent en place – elle y fait allusion comme inspirant une forte crainte aux populations locales, et pour cause : ces groupes mobilisés de force dans toute la région par les Anglais pour le transport militaire connait un taux de mortalité record dû non pas aux combats mais aux conditions sanitaires et climatiques, aux charges transportées ou aux distances parcourues.
Pour elle la vie reprend son cours à la ferme. Son mari, engagé volontaire aux côtés des Anglais, aide aux services de reconnaissance et de renseignement. C’est l’une des rares mentions qu’elle fait de lui dans tout le livre. Engagé également, son frère combat dans le nord de la France et recevra la Victoria Cross.
Puis un jour elle reçoit une missive qui l’informe de l’armistice.
J’étais seule à la maison quand le pli arriva, et je sortis dans le bois. Un grand silence régnait dehors, et il était étrange de penser que le calme régnait aussi sur les fronts de France et de Belgique, et que tous les canons s’étaient tus. Dans ce silence, on aurait dit que l’Europe et l’Afrique étaient toutes proches et qu’en empruntant ce chemin dans les bois, on serait arrivé directement à la crête de Vimy. [2]
[1] Karen Blixen, La Ferme africaine, Gallimard, Du monde entier, 2005, p. 243
[2] Idem, p. 278