Vous connaissez les Mud Days ? Si si, je suis sûre que vous avez déjà croisé des joggeurs avec des tee-shirts de Mud Day. Parce que le marathon c’est so 2014, maintenant on peut courir dans la boue et payer pour ça. Je ne résiste pas à coller la présentation extraite du site :
QU’EST-CE QUE THE MUD DAY ?
The Mud Day c’est une épreuve extrême, hors du commun, mettant à l’épreuve tes capacités physiques et mentales.
The Mud Day, c’est un challenge d’environ 13 kilomètres avec plus de 20 obstacles inspirés des parcours du combattant. Au menu, de l’eau, de l’électricité, de la glace mais surtout de la boue et de la gloire.
The Mud Day, tu peux y participer seul, mais pour passer les obstacles les plus exigeants, tu seras content de pouvoir compter sur ta Mud Team.
The Mud Day, c’est un défi extrême : ton objectif n’est pas de faire un temps mais de trouver tes limites…et de les dépasser.
Si tu relèves ce défi et que tu franchis dignement tous les obstacles, à l’arrivée tu auras droit à ta Mud Beer, ta Mudaille et tu connaitras le doux bonheur du Munday Morning.
Wow, vachement viril. Et si tu finis un Mud Day, tu es un Mud Guy.
Bon ben nous on l’a fait gratos. Ah oui, et sans courir.
Revenons quelques semaines en arrière. On est à la maison, on prépare le voyage et Hélène me dit : « Regarde ce truc, ça a l’air génial. » Ça s’appelle Vent des Forêts, c’est du land art dans les forêts de la Meuse et c’est la raison pour laquelle on est venues dans ce coin du département en particulier.
Nous voilà parties après le grand ménage de van et moi bougon après mon insomnie. Il est 12h30, on aimerait faire quelques courses sur le chemin. Malheureuses ! A part la boulangerie où on achète le dernier pain, rien pendant 45km sur les petites routes sinueuses des Côtes de Meuse juste assez larges pour un tracteur – on roule sur le bas-côté plus d’une fois. (J’entends comme un air de banjo.) C’est un coin de chasseurs, on voit quelques cabanes d’affût, les 4×4 camouflage sont fréquents et les randonnées déconseillées pendant la saison de la chasse. Une biche bondit sur la route devant nous, gracieuse, heureusement je ne roule pas vite. De nombreux panneaux préviennent de leur présence. C’est giboyeux par ici.
On arrive finalement au point de départ du fameux Vent des Forêts : c’est au bout d’une route qui croise des chemins au milieu des champs… Pardon, où est la cafète avec les produits dérivés ? Attendez, si vous nous suivez depuis le début, vous savez que c’est le premier jour sans pluie dans la région depuis un mois et demi, n’est-ce pas ? Nous voilà donc, baskets aux pieds et le cœur léger, sortant du van et atterrissant dans… des flaques. On jette un œil vers le parcours : le chemin se réduit à deux sillons d’eau marronnasse et le sol entier, encore gorgé d’eau, n’est que de la boue. On se regarde entre rires et larmes. Mais qu’est-ce qu’on est fraiches ! Une balade en forêt après 45 jours de pluie ! Et dire qu’Hélène voulait acheter des bottes de pluie et que je l’en ai dissuadée !
Un 4×4 arrive, en sortent un homme, un couple et un chien. L’homme semble être leur guide, il échange quelques mots avec nous en français et parle avec le couple dans une langue que je dirais slave. Le couple, une trentaine d’années, fait très « riche fan d’art contemporain en vadrouille dans un pays pauvre. » Malgré leurs baskets neuves, ils partent sans hésiter.
On voulait faire le grand tour mais c’est compromis. Tout est hyper glissant. Dépitées, on commence par manger en mode ration de survie (ben oui, on n’a pas pu faire de courses) : pain, beurre de cacahuète, soupe de nouilles chinoises déshydratées. Ruby a trouvé un coin sec à l’ombre du van. Il fait super chaud. La panse pleine, on part pour la petite boucle. Nos chaussures s’imbibent de boue à chaque pas. L’art, faut le vouloir.
Et là il se passe un truc bizarre. J’aime les forêts. J’aime le land art. J’étais super curieuse de voir cet endroit (qui se mérite, quand même). J’attends l’impact, la révélation. Mais ça n’arrive pas. On marche, on glisse, on suit les petites flèches qui indiquent les œuvres. On regarde, on contourne, on prend des photos. L’endroit est beau pourtant, le parcours intéressant. Mais ça n’arrive toujours pas.
Le lendemain on récidive, toujours joyeuses et sous-équipées, pour la boucle de l’éperon des Eparges. Le proprio du camping nous a dit qu’il y en avait pour deux heures. Evidemment on met quasiment le double, par un cimetière champêtre puis un chemin qui monte dans la forêt et débouche sur une petite route sans personne en haut de la colline, on cumule les monuments commémoratifs comme d’autres chassent les Pokémon, on redescend de l’autre côté dans un sentier étroit et glissant puis à travers champs vers un village en passant sous des branches et des branches de cerises prêtes à être récoltées ; dans le village où une aire de jeux est explicitement interdite aux chevaux, on s’assied au pied d’une table de ping-pong pour se rafraichir puis on repart dans l’autre sens en longeant des pâturages où une vache veille sur un autre monument (Gotta catch ‘em all !) tandis que ses comparses, dont certaines probablement nées ce printemps, se serrent à l’ombre, la forêt revient, ça monte et on glisse dans les empreintes des sabots des ruminantes qui ont pataugé avant nous et on retraverse la forêt où les sentiers n’ont pas pu être entretenus depuis un bail, on avance dans les hautes herbes jusqu’aux cuisses et on finit avec nos jambes de ville éraflées, piquées, rougies et boueuses.
Alors je comprends ce qui s’est passé hier. Je comprends que dans ces vacances un peu spéciales, l’art ne fait pas le poids face aux endroits où quelque chose de vrai est arrivé.
C’est sûr, on commence déjà à avoir trop fréquenté ces forêts post-guerre. Les Eparges, encore un nom évocateur de combats, encore une crête inconfortable âprement disputée pour sa situation stratégique. Oui, on a déjà trop pris goût à la présence bouleversante des génisses qui paissent sur les anciens champs de bataille, du chant du coucou entre les arbres enracinés dans d’anciennes tranchées, des papillons qui volent à la place des balles et des cerises sauvages qu’on cueille au bord d’entonnoirs de mines.
Je comprends que les forêts habitées par les morts et l’histoire, les forêts de mémoire, nous habitent désormais.
Au Vent des Forêts un Maximonstre clôt le circuit court comme un vieil ami d’enfance surgissant fortuitement. Le titre original de Max et les Maximonstres, d’ailleurs, résume bien l’endroit : Where the wild things are. Les choses sauvages sont bien ici, au Vent des Forêts et aux Eparges. Pieds dans la boue et tête au soleil franc, les deux expériences se mélangent : la trace de l’humain, main gauche guerrière, main droite créatrice.
Et aux nostalgiques de la chose militaire qui veulent « de la boue et de la gloire », je recommande la lecture du poème de Mary Borden « The song of the mud »[1] dont voici un extrait :
« Voici le chant de la boue, l’uniforme du poilu.
Sa capote est de boue, sa capote trainante et battante, trop grande et trop lourde pour lui ;
Sa capote autrefois bleue et désormais grise et durcie par la boue.
Voici la boue qui l’habille. Ses pantalons et ses bottes sont de boue.
Et sa peau est de boue ;
Et sa barbe est pleine de boue.
Sa tête est couronnée d’un casque de boue. »
[1] Tiré du hors-série du Monde « 14-18. Les textes de la Grande Guerre – Les photographies de Verdun et de la Somme », juillet 2016, p. 73.