Après Vimy et Arras, notre itinéraire a bifurqué et au lieu d’aller à la mer, on voulait passer plus de temps dans le coin, où l’histoire d’il y a cent ans se télescope avec l’actualité : Première Guerre, industrie minière et mairie FN au programme. A la veille du second tour des présidentielles, c’est notre manière de participer au débat.
(Avertissement au lecteur : alerte texte dense et politique !)
Et d’abord on a besoin d’une bonne nuit de sommeil après cette mauvaise nuit à Arras. Pas de camping sauvage car il nous faut de l’eau et un endroit où vidanger donc on part en quête d’un camping municipal aux alentours. Ça sera à Plouvain, à quinze kilomètres d’Arras, village aux maisons de brique, anciens corps de ferme et quelques pavillons plus récents. Au centre, le monument aux morts bien sûr et une église avec une salle communale d’où sortent deux mariés – la mariée en robe blanche porte des Doc Martens, j’adore. On les félicite en passant.
Les campings municipaux, c’est soit des petits campings très calmes et nature, bien entretenus et pas chers ; soit des grands campings de mobil-homes, quasiment des hameaux, où les gens vivent parfois à l’année avec seulement quelques emplacements de passage. Celui de Plouvain appartient à cette dernière catégorie. Malgré quelques panneaux peu amènes, l’accueil est super gentil, comme partout dans le coin.
On se trouve à côté d’un étang de pêche et de champs où paissent les chevaux, juste à la sortie du village et pas loin de l’autoroute. Il y a des drapeaux français et des drapeaux de Johnny Hallyday (je ne savais pas que ça existait). Les ados font la queue aux douches vers 19h (ça caille, pourtant) et ensuite jouent en bande avec une voiture qu’ils sont trop jeunes pour conduire et des armes en plastique. Le dimanche matin les hommes pêchent (no kill uniquement) et des gens font du footing ou du vélo sur les sentiers alentours. Si on était aux Etats-Unis ça ferait un décor de film indé white trash qui aurait des prix à Sundance ; en France ce sont des lieux quasiment invisibles. Pour nous, des endroits où personne ne nous demande rien, avec ce sentiment que nul ne pourrait nous trouver si on voulait se cacher, des endroits où on imagine des histoires de fugitifs, de hors-la-loi ou d’outcasts qui se feraient oublier du monde juste là.
La nuit est bonne sous le ciel du nord, on recharge les batteries.
Le lendemain c’est dimanche et on a un objectif en tête : Hénin-Beaumont, à une quinzaine de kilomètres. Oui, le Hénin-Beaumont dont on a tous entendu parler depuis qu’il est devenu le fief électoral de Marine Le Pen.
C’est la troisième fois que notre itinéraire 14-18 rencontre celui des mairies FN. On n’en tire aucune conclusion, on observe, ça nous questionne et on partage avec vous nos questionnements. En fait, si on trace une ligne entre Hénin-Beaumont, Villers-Cotterêts et Hayange, ça suit de près le front 14-18 : Hénin-Beaumont à quelques kilomètres de Vimy, Villers-Cotterêts tout près du Chemin des Dames et Hayange en Moselle occupée.
L’histoire d’Hénin-Beaumont est tumultueuse, la ville s’étant retrouvée en première ligne de la guerre de 1870 (et semble-t-il l’une à s’être le mieux défendue), puis en zone occupée pendant les deux guerres mondiales. En zone occupée pendant la Grande Guerre, ça veut dire des conditions de vie terribles, des privations, du travail forcé. La ville sera totalement évacuée en 1917. Ses habitants deviennent des réfugiés qu’on accueille en Belgique ou dans d’autres régions françaises.
Cette histoire n’est pas une question de pas de chance, ou d’être sur le passage, non. C’est qu’entre les années 1850 et 1970, la région regorge d’une ressource que tout le monde veut, la houille. Comme à Hayange, on observe les mêmes strates temporelles : des ressources qui ont amené le travail, la richesse, la convoitise et les guerres. Puis la fin des ressources qui a entrainé le déclin, le chômage, la pauvreté et maintenant le FN. Le schéma est simpliste, certes, mais quand même.
On se gare dans le centre d’Hénin devant l’église Saint-Martin, construite dans l’entre-deux-guerres pour remplacer celle détruite par les Allemands en 1917. Pas de baroque flamand ici, mais du néo-byzantin en béton, c’est particulier. Elle est en travaux, des échafaudages en cachent une partie. On se dirige vers le café du coin. Un véhicule publicitaire avec des affiches de Mélenchon est garé non loin de nous. Entre Plouvain et Hénin-Beaumont certains panneaux officiels n’affichaient que les têtes de Le Pen, Macron et Hamon, comme si les autres candidats ne jugeaient pas utile de venir jusqu’ici. Le premier tour est pile dans une semaine.
Bien sûr ce n’est pas en une heure, le temps d’un café et d’une balade, qu’on va soudain tout comprendre. Ce qu’on peut dire, en tout cas, c’est que comme à Hayange, la ville est moins désertée et glauque que l’image qu’on en avait. Et c’est d’ailleurs pour ça qu’on veut voir ces endroits, pour se faire une idée par nous-mêmes. C’est étendu et dense, on trouve beaucoup de commerces même si ce dimanche ce sont surtout des fleuristes et des kebabs qui sont ouverts, on sent la région autrefois prospère. Le patrimoine minier est présent, avec deux ou trois terrils qui enserrent la ville et de nombreux corons. L’histoire socialiste et européenne aussi avec des bâtiments qui portent les noms de Pierre Bérégovoy, Jean Monnet, François Mitterrand ou Pierre Mauroy – pleins d’ironie aujourd’hui, portant les traces d’années de règne non partagé puis d’échecs successifs.
Evidemment nous on s’attendait à ce que tout s’appelle boulevard Pétain et centre communal de l’OAS. On s’attendait à des rues placardées de visages de Le Pen. On s’attendait à des drapeaux français à toutes les fenêtres. Mais la seule présence visible de la mairie qu’on a remarquée, c’étaient ces panneaux devant les endroits en travaux qui affirment : « Chaque jour, la Municipalité améliore votre cadre de vie. » et « Ma ville avance. » Et c’était pareil à Villers-Cotterêts et Hayange. La banalisation. Ils sont forts, putain.
Une des plus grandes zones commerciales du nord de la France s’est installée non loin de là, avec un Ikéa, un Auchan, un Décathlon au pied d’un terril. On n’est pas au milieu de nulle part, l’A1 passe aussi à côté, Lille est tout proche. Mais un petit tour sur le site de l’INSEE me dit que le taux de chômage à Hénin-Beaumont reste élevé, le revenu médian vraiment plus faible et le taux de pauvreté vraiment plus fort que les moyennes nationales. Ça, la pauvreté, c’est quelque chose qui fait peur, dont on n’aime pas trop parler, qui met mal à l’aise.
On fait demi-tour à un rond-point qui arbore des parterres aux couleurs de la Pologne, du Royaume-Uni ou des Etats-Unis. Là encore, on est surprises. Pas de croix gammée, vraiment ?
Un des grands paradoxes du coin c’est qu’il a accueilli énormément d’étrangers, et notamment des Polonais. Sur la route on a vu des affiches pour un marché de Pâques polonais et une fête traditionnelle polonaise, signes d’une communauté encore vivace. Il y a même un salon de la Pologne à Hénin-Beaumont au mois d’octobre. On vous a parlé cet hiver de la Pologne pendant la Première Guerre. Les Polonais étaient en fait répartis entre les différents états belligérants. A une vingtaine de kilomètres de là entre Souchez et Neuville-Saint-Vaast, un monument est dédié aux combattants polonais engagés volontaires dans la Légion étrangère et morts pendant les batailles de l’Artois. On s’y est arrêtées, bien sûr, il fait face à un monument similaire élevé aux combattants tchécoslovaques. La route passe entre les deux. Les champs de colza les entourent.
En 1919, alors que la Pologne commence le combat pour son indépendance, elle signe un accord avec le gouvernement français qui a besoin de main d’œuvre qualifiée en particulier dans les mines et l’agriculture. De nombreux Polonais ayant travaillé précédemment dans les mines de la Ruhr, ils sont reconnus pour leur expérience et leur savoir-faire. On les fait venir massivement et le Pas-de-Calais en accueillera un grand nombre. Cent ans plus tard leurs descendants continuent à faire vivre cette communauté.
Au moment où j’écris, on a les résultats du premier tour de la présidentielle. Dans le Pas-de-Calais, Le Pen l’emporte largement (34 %) devant Mélenchon (19 %) puis Macron (18 %). Autant dire que l’UE n’est pas bien populaire par ici. Sur les communes qu’on a visitées, un fait me frappe : plus on avance dans l’ancien bassin minier, qui correspond aussi à la zone occupée par les Allemands pendant la Première Guerre, plus le score du FN est fort, avec une sorte de limite marquée justement par la crête de Vimy. A Arras, au sud de la crête, Le Pen et Mélenchon (21 % chacun) arrivent derrière Macron (24 %). A Lens, au nord de la crête, Le Pen fait 36 %, Mélenchon 22 % et Macron 17 %. Bien sûr Hénin-Beaumont est hors catégorie : 46 % pour Le Pen, bien loin devant Mélenchon (19 %) et Macron (15 %).
A Hayange, on s’était demandé : « Mais qui se battrait, aujourd’hui, pour la Moselle ? » On pensait que la réponse était juste : personne. Mais on avait tort. A Hayange comme à Hénin-Beaumont, le FN se bat – et il avance.