Ruby vous parle #3 : les oubliés des oubliés

C’était une de ces nuits sombres et maussades où la mélancolie vous attrape. Je sirotais un Jack en regardant la pluie tomber et en rêvant de mon prochain scoop. (Bien sûr en vrai  je ne bois pas d’alcool, en fait je dormais juste dans mon panier comme d’habitude mais il pleuvait). Soudain une idée me frappa comme l’attaque d’un chihuahua hystérique. Certes j’avais essayé dans mes posts de rendre hommage à mes congénères mais je n’avais parlé que des stars et la guerre ne se fait pas juste avec des héros. De nombreuses autres bêtes avaient péri dont je n’avais jamais entendu parler. Il était temps de saluer ces oubliés.

Les chevaux de guerre ont leur littérature, il y a même un film de Spielberg qui leur a été consacré. Les chiens aussi sont évoqués même si c’est de façon bien plus modeste et si l’on omet de dire que les chiens de refuge comme moi ont massivement été réquisitionnés et envoyés sur le front. Même les pigeons ont parfois été à l’honneur. Mais un animal n’est quasiment jamais cité même s’il a fait sa part. Je veux parler de la mule.

« Têtu comme une mule, bourrique », il existe beaucoup d’épithètes négatives sur la bête mais quel a exactement été son rôle dans la Première Guerre mondiale ?

Petite mise en contexte. L’armée française utilise très tôt les mules pour transporter nourriture et équipement. Elles s’adaptent particulièrement bien aux campagnes coloniales du nord de l’Afrique de 1830 où le climat aride et le relief accidenté sont bien trop durs pour ces petites natures que sont les chevaux. Les mules ne sont donc pas destinées aux fiers cavaliers mais au simple soldat qui l’utilise alternativement comme monture et animal de bât. C’est également à ce moment-là que l’armée décide de mobiliser en plus des mules françaises des animaux locaux, les fameux « bourricots ».

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Source : Université de Caen-Normandie, fonds Lafont

Au début du vingtième siècle lorsque les armées s’affrontent sur des terrains montagneux, la mule est là pour porter l’équipement. Bien plus, elle devient indispensable pour tirer les canons dans les étroits chemins de montagne. Elle sera bien sûr employée pendant la Première Guerre dans les Vosges comme train d’artillerie du canon de 65 mm (pour les fanas de technique). A l’époque, on applaudit les stars canines canadiennes et leurs traineaux mais on ignore la brave bourrique qui porte les mêmes charges. Pire, la robustesse et la sobriété de cette bête lui ont porté préjudice. Même si les chevaux ont été sévèrement malmenés pendant la guerre, l’essentiel des soins vétérinaires et du ravitaillement leur était quand même réservé tandis que les mules devaient se contenter de ce qui restait. Ironie du sort, à la fin des combats alors que les chiens d’Alaska devenus français ont été massivement adoptés par des gens du coin, les bourricots d’Afrique du nord eux aussi déracinés n’ont pas su séduire les populations locales et ont pour la plupart fini à la boucherie.

L’injustice de leur sort s’explique sans doute par l’idée de hiérarchie des espèces dont le concept nous est expliqué par Madeleine, dit le chat de la maison : « Eh bien chère Ruby, c’est très simple. » Elle lève la patte -« Si le chat est situé ici », elle baisse un peu sa patte –« L’humain ici », elle pose sa patte –« La mule et le chien sont approximativement situés dans le sous-sol de l’immeuble. » Même si l’avis d’un être qui torture sa petite balle en mousse avec délice est à prendre avec des pincettes, il est quand même évident que les humains ne nous considèrent pas de la même façon. La mule n’est définitivement pas la plus belle conquête de l’homme, elle n’est ni belle, ni glamour. En plus c’est un piètre animal d’intérieur. Est-ce pour autant une raison d’ignorer ses exploits ? Cette question rhétorique est un peu trop compliquée pour quelqu’un comme moi qui mange les excréments de mes congénères mais je voulais quand même rendre hommage à ces « bonnes bourriques » qui ont sacrément contribué à faciliter la vie des humains pas très reconnaissants.