Le blues de la Meuse

 

            On met Bobby Womack à fond dans le van en quittant Douaumont mais ça n’y fait pas grand-chose : le crachin ne cesse pas alors qu’on suit la Meuse vers le sud jusqu’à Saint-Mihiel. La route longe les champs et les forêts, traverse des villages ternes sertis de fabriques ou de silos à l’abandon, sans commerces ou presque. A Saint-Mihiel, c’est lundi, tout est fermé sauf une boulangerie où on achète des croquets qu’on mange avec de la confiture de quetsches et du thé en arrivant au camping de la base de loisirs, un peu à l’écart. C’est plutôt décati avec des cabanes condamnées et une vieille cabine téléphonique, des bâtiments en dur sur pilotis (la Meuse coule juste là) et quelques mobile-homes décorés. De l’autre côté du fleuve, un cimetière militaire bien sûr. On s’installe sur un emplacement spacieux mais de peur de s’embourber on se met finalement dans une petite allée.

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Hélène va prendre une douche, moi je suis crevée. C’est intense, la mémoire. On a besoin de laisser reposer. Ce n’est pas une excuse pour ne pas prendre de douche mais c’est les vacances et ça fait partie des trucs-que-je-ne-fais-pas-d’habitude-sauf-là : comme porter les mêmes chaussettes deux jours de suite, ne pas mettre de soutien-gorge et rendre hommage aux Poilus par mon épilation.

            Le soir la pluie redouble, la télé envoie des reflets bleus dans un mobile-home à une dizaine de mètres, on est moroses et on n’a pas d’alcool. Les tiques, heureux comme tout dans cette herbe humide, colonisent Ruby – et moi au passage.

            Le matin ? Dans l’humidité encore, les grenouilles et les oiseaux me tirent du sommeil vers 8h30 et il me prend l’envie de remuer car la banquette est étroite et un peu dure (j’avoue, je rêve de siestes dans le lit avec le chat). Ruby et Hélène dorment de concert de ce sommeil bienheureux qu’on n’a jamais envie d’interrompre. La température est douce, on traine toute la matinée en laissant la porte ouverte sur la verdure. Ruby baguenaude dans l’herbe mouillée et rentre se mettre à l’abri quand elle en a marre. Elle se couche alors au pied de la banquette en laissant juste dépasser sa truffe pour sentir les odeurs du dehors.

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   Bon, la Meuse sous la pluie, c’est à faire craquer un végétarien. Après cette matinée oisive, on déjeune à Saint-Mihiel dans le resto-brasserie du coin à la déco refaite récemment et à la cuisine honnête et copieuse. Hélène trouve un veggie-burger et je craque pour une andouillette-frites-pression. A côté de tous ces gens qui reprennent le travail à 14h et qui ont l’air d’avoir dormi dans un lit la nuit dernière, ces gens dont je fais partie d’habitude, je me sens sale, fière et libre.

     L’après-midi ? De la pluie ! Intermittente cette fois pendant que nous nous promenons dans Saint-Mihiel, longeant façades et sculptures 1900 ainsi que des édifices Renaissance où des alliances se faisaient et se défaisaient entre duchés voisins. A l’intérieur de l’église Saint-Michel, un monument aux morts témoigne de ce mélange du religieux et du militaire bien ancré en Lorraine – on en reparlera à Domrémy. Mais c’est la Pâmoison de la Vierge, sculpture de la star locale du 16ème siècle Ligier Richier, qui m’impressionne avec ses drapés de bois, l’abandon du corps de Marie dans les bras de Saint-Jean, tous deux visages graves tournés vers le bas. Il y a ici un patrimoine riche mais de la saudade aussi.

            Alors on se rappelle nos plus belles destinations dans la catégorie « C’est beau mais c’est rude. » La plus rude ? La Pointe-du-Raz au mois de juin avec un brouillard à couper au couteau, une silhouette d’église qui se découpe sur les falaises et des nuées de corbeaux pour parfaire l’ambiance. Un vrai clip de Kate Bush. La plus belle ? La côte du Saint-Laurent, au Québec, entre les Bergeronnes et les Escoumins sous la pluie battante en août, quand on a fait tous les centres d’interprétation du coin pour s’occuper (on dormait sous la tente) et qu’on a fini dans une salle de quilles (= de bowling) à boire de la bière au comptoir pour retarder le moment d’aller se coucher.

            On pourrait se dire qu’au moins, on fait une pause dans la Guerre. Pas de champ de bataille, pas de mémorial, pas de Barrès. Mais même pas ! Elle est partout, la Guerre. Des affiches d’animations et de commémorations. Des couvertures d’ouvrages locaux à la maison de la presse, où toute une vitrine est tapissée d’articles de l’Est Républicain d’il y a cent ans. Des étiquettes de bières et d’alcool qu’on achète à Billy-sous-les-Côtes dans une coopérative de produits locaux où on prend aussi des mirabelles au sirop, des mirabelles séchées, de l’huile à la mirabelle etc. Mais le mieux c’était à Verdun, un magasin Camaïeu avec une devanture consacrée à la Guerre ! Je me demande quels génies du marketing ont eu l’idée (et j’aimerais savoir si ça marche).

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      Quelques semaines plus tard à la maison, Hélène me fait écouter ce poignant reportage d’Arte Radio « Poudreuse dans la Meuse » (http://arteradio.com/son/616477/poudreuse_dans_la_meuse), où l’on apprend que c’est le département qui consomme le plus d’héroïne en France. Mères toxicos, travailleurs sociaux et médicaux, représentants de la justice racontent comment l’héroïne est partout, dans chaque village, disponible avec une facilité que la seule proximité des Pays-Bas (c’est à 2h30 de voiture) ne suffit sûrement pas à expliquer.

Cette présence de la drogue, on ne l’a pas sentie. Moi je suis nulle pour repérer ces trucs-là (sauf quand une dame défoncée au crack m’a volé des nuggets au Paris Fried Chicken à Stalingrad ou que mon voisin à Marcadet-Poissonniers avait l’air super speed, super flippé et le teint très pâle) mais même Hélène, qui a une meilleure intuition, n’a rien capté. On s’y attend plus facilement en ville, mais à la campagne…

De fait, durant ces quelques jours, je mesure – fidèle à ma grande naïveté de citadine – ce qu’on appelle la désertification rurale, dont pourtant ni grands médias ni politiques ne semblent prêts à s’emparer. Qu’on puisse faire cinquante kilomètres sans croiser un seul commerce, ni épicerie, ni boulangerie, ni station-service, je ne pensais pas que c’était possible en France en 2016.

            Même territoire, nouvelle époque, nouveaux ravages, ceux du vide, de l’ennui, de l’abandon. Même territoire, nouvelles guerres, nouvelles victimes souvent passées sous silence. La pluie de juin tombe sans plus d’égard pour les déshérités d’aujourd’hui que pour les soldats de la Grande Guerre.

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