Voilà, c’est le mois d’août et on est à Paris, la période idéale pour enquiller les blockbusters hollywoodiens. Qu’avons-nous au programme ? Insaisissables 2, American Nightmare 3, Independance Resurgence, Star Trek sans limites… bon… plein de dessins animés avec des animaux dedans (on attendra d’emprunter une filleule pour y aller), quelques biopics… Honnêtement pas grand-chose qui me tente. Je crois que c’est le moment de sauter le pas et de se farcir les trois heures du grand blockbuster de 1916, j’ai nommé Intolerance de D.W. Griffith. Quitte à explorer cette période, autant y aller à fond.
En 1916 le cinéma ne parle pas encore, il lui faudra attendre une dizaine d’années. Mais il est déjà capable de démesure. Intolerance, tout dans l’excès (budget, décors, nombre de figurants, durée) et échec commercial, film mythique par excellence. Il faut dire que le projet est ambitieux : montrer à travers les âges les ravages de l’intolérance. Il y a l’embarras du choix, Griffith a sélectionné pour sa part quatre époques : la chute de Babylone, la vie du Christ, la Saint-Barthélemy et les conflits sociaux de l’époque contemporaine.
Donc c’est parti, je suis bien calée dans mon lit, le chat pas loin, tablette à la main en me disant que Griffith aurait certainement été horrifié par ces conditions car Intolerance c’est incontestablement du cinéma fait pour être regardé au cinéma. Mais on fait avec les moyens du bord…
Pour voir le film: https://archive.org/details/Intolerance
Le truc sympa du cinéma muet c’est son côté universel. L’absence de dialogue, même si on a des cartons de texte, rend le propos très direct au prix de cette outrance qu’on peut trouver drôle et attachante autant que ridicule et vieillie – je penche bien sûr pour le premier choix. Je trouve beaucoup de charme à ce style de jeu d’acteurs, aussi parce qu’il crée des images dignes des plus beaux portraits de la peinture ou de la photographie. On a parfois l’impression de voir des sculptures animées tant les visages et la gestuelle sont éloquents. Il suffit de ne pas avoir peur de l’expressivité, voire d’une forme d’expressionnisme.
Dans les deux histoires principales une chose me frappe : les héroïnes. A Babylone il s’agit d’une fille des montagnes farouche qui mange des oignons crus et aime la baston. Grace à son souverain elle obtient le droit de ne pas se marier, rentre dans un sanctuaire puis prend les armes lors de la guerre contre Cyrus et se fait même espionne. Bref, une Jeanne d’Arc version péplum. Un bon point. Côté contemporain figure plutôt un avatar de Cosette ou de Fantine : une femme d’origine populaire qui n’a vraiment pas de chance, aux prises avec le moralisme de femmes bourgeoises associées aux pharisiens des Evangiles et qui se croient trop importantes. Le bien est du côté des gens modestes, comme dans les Misérables, à tel point que l’homme pauvre victime d’une injustice s’apparente au Christ vers la fin par le montage qui s’accélère. Et on comprend pourquoi des cinéastes russes comme Eisenstein en feront une de leurs références.
Le montage, donc, devient plus rapide vers la fin, martelant les parallèles entre le martyr du pauvre et celui de Jésus d’un côté, entre chute de Babylone et massacre de la Saint-Barthélémy de l’autre, accumulant des scènes de bataille, combats au corps à corps, pendaison, combats de foule, tours qui s’effondrent, têtes tranchées, crucifixion, femmes transpercées, tout cela sur fond de fanatisme religieux : adeptes de Baal contre fidèles d’Ishtar, protestants contre catholiques.
En 1916 les Etats-Unis ne sont pas encore entrés en guerre. Pourtant avec toutes ces images de violence, impossible de ne pas y penser. Finalement, dans les trois dernières minutes, quelques plans qui ne se situent dans aucun des quatre tableaux, c’est un champ de bataille où des soldats combattent au fusil et à la baïonnette et où un canon moderne tire vers le ciel, voilà, ça pourrait être la Somme ou Verdun, ça ressemble à la Grande Guerre en tout cas comme l’exemple le plus récent de cette intolérance qui traverse les âges. Et là, attention mysticisme ! La nuée blanche de la crucifixion répand la paix et l’amour (quel hippie ce Griffith) et arrête en plein combat des soldats en train de s’entretuer. Les armes tombent de leurs mains et hop l’instant d’après des fleurs ont poussé sur les canons. Une grande fête fraternelle se tient avec des enfants habillés en blanc. Générique.