A la question : « Hayange, Florange, ça te dit qu’on y passe ? », la réponse sensée serait : « Euh mais non… enfin, pourquoi ? » Pourtant Hélène a dit oui sans hésiter.
On quitte les secrètes Côtes-de-Meuse, vrai coup de cœur, pour descendre dans une longue plaine plate qui explique d’autant mieux l’importance stratégique de cette éminence durant les combats ; qui tenait les Eparges pouvait voir loin vers l’est. On bifurque vers le nord-est, destination la Moselle, annexée par l’Allemagne suite à la Guerre de 1870, française à nouveau après la Première Guerre et rebelote pendant la Seconde Guerre. En 14-18, la plupart des habitants ont combattu pour l’Allemagne, le plus souvent sur le front de l’est. On veut voir la vallée des villes en –ange, enjeu crucial de plusieurs conflits et qui ne constitue aujourd’hui qu’un des nombreux angles morts de l’actualité dont on entend seulement parler en temps de campagne électorale.
On passe quelque part l’ancienne frontière entre France et Allemagne qui se matérialise pour nous en franchissant l’A4. On bascule dans un autre monde, la civilisation à nouveau, des magasins, des feux rouges, des stations-service, de la circulation ! Moi qui imaginais un coin vide et déserté… Notre regard forcément influencé par ce qu’on a vu de la Meuse, ici tout nous parait prospère. Et de fait, la Moselle fut un temps l’une des plus riches régions de France, autrement pourquoi aurait-elle attiré tant de convoitises ?
Des vallées boisées se succèdent, cadres de verdure où les maisons ouvrières annoncent les cheminées d’usine qui dépassent les clochers des églises. Partout des préparatifs pour les fêtes de la Saint-Jean. De nombreux travailleurs frontaliers sont installés dans ce coin tout proche du Luxembourg. C’est là-bas d’ailleurs qu’Arcelor-Mittal a son siège, tiens. Pratique. Mais on verra tout ça demain. Pour l’heure il y a urgence : les eaux grises et noires (= l’eau de vaisselle et le caca) doivent être vidangées ! Le seul spot aux alentours se trouve sur l’aire de camping-car d’Amnéville où on est obligées de passer la nuit, étant arrivées après la fermeture de l’accueil et donc bloquées par une barrière qui nous empêche de ressortir.
Une fois notre mission vidange effectuée, c’est toilette obligatoire pour tout le monde. On pue vraiment après la rando aux Eparges, tout ça a bien mariné sur la route, on a de la boue jusqu’aux cuisses, bref même si ça reste acrobatique de se laver dans le tout petit cabinet du van, ça nous sauve la vie. Hébétée par la chaleur et la fatigue, Hélène tend son bras au loin et me dit : « Je t’invite à la Pataterie pour diner ? » Je dis oui sans hésiter.
Là en buvant notre bière en terrasse avec vue sur l’aire de camping-car, on prend le temps de regarder autour de nous. Les guides présentent Amnéville comme une station thermale. Station thermale, je ne sais pas pour vous mais ça sonne plutôt charmant et désuet genre Second Empire. Or nous sommes sur le plus grand parking que vous pouvez imaginer au sommet d’une butte coupée du reste de la ville, comme une excroissance – en fait un ancien crassier constitué de boues noires et de dépôts de sous-produits métallurgiques. Au milieu du parking passe une ligne à haute tension. Et de chaque côté rivalisent des pôles de loisirs dont le thermalisme n’est qu’un exemple à côté du zoo, du cinéma Imax, de la piste de ski indoor, de l’aquarium, de la piste de luge d’été, du golf, des franchises de restauration rapide, des salles d’arcade, du casino et j’en oublie. Pas très Second Empire tout ça.
La BD Grand Est[1], qui rejoint notre bibliothèque de van deux jours plus tard à la Fnac de Nancy, nous éclaire sur l’histoire incroyable de cet endroit métamorphosé par un baron local qui a anticipé la fin de la sidérurgie dans les années 1980 et transformé sa ville en entreprise de tourisme et de loisir. Un pari dingue qui lui a permis, certes au prix de quelques magouilles, de conserver de l’emploi dans sa ville. Même si, pour dire ça gentiment, l’endroit manque cruellement de charme.
L’acier, donc.
Petit récap pour les nuls : pour obtenir de l’acier on a besoin de charbon de bois et de minerai de fer. La Lorraine était parfaite pour ça, riche de forêts pour produire le charbon et des mines de fer à foison. L’activité minière et l’activité sidérurgique se sont donc développées de concert au 19ème siècle. Ça marchait tellement bien que ça a attiré des familles de travailleurs venus de l’Europe entière ainsi que les appétits du voisin allemand.
La D952 suit la vallée de la Fensch, croisant autoroute, voies ferrées et port fluvial. Uckange, Florange, Hayange se suivent sans discontinuer. A gauche de la route, les habitations construites par vagues, des plus anciens ensembles de maisons jumelles aux lotissements plus récents de pavillons avec jardin. Peu de place pour l’originalité. C’est relativement dense, des bus desservent les différentes communes, ça ne manque pas de commerces. A droite, l’horizon d’acier. Il fallait bien le fabriquer quelque part celui qu’on déversait sur l’ennemi sous forme d’orages pendant la Grande Guerre, pour reprendre Ernst Jünger. Des intestins et des torses de robot, de la géométrie, du métal, de la tôle, le site Arcelor-Mittal s’étend non pas le long d’une ville mais de plusieurs villes et fait de nous des lilliputiennes. Encore derrière, quelques bois, ouf, et Notre-Dame de Hayange en haut de la colline, toute de fonte locale vêtue, qui veille sur la vallée. Sur les ronds-points, des arcs d’acier. Dans les années 1950 on a même construit des immeubles en acier joliment appelés Domofers – aujourd’hui détruits – dans le quartier de Saint-Nicolas-en-Forêt.
Euro de foot oblige, de nombreux drapeaux ornent les fenêtres, français mais pas seulement, allemand, belge, portugais, italien et rappellent que dans les années 1970 un quart de la population était étrangère. On passe devant un local de l’association des Portugais de la Moselle. En fin de matinée on boit un Coca en face de la mairie de Hayange, bâtiment de style soviétique années 1950 je dirais. Ruby perfectionne sa pose de chien de bar, étalée de tout son long entre deux tables – pour l’élégance, il y a encore du boulot. Un groupe de jeunes collègues prend l’apéro, quelques habituées tapent la discute à l’accueillante patronne. Ce n’est que des semaines plus tard qu’on réalise en racontant nos aventures à mon ami Greg B. qu’on a encore foutu les pieds dans une mairie FN – après Villers-Cotterêts. Cette fois, on jure, on n’a pas fait exprès ! Mais quand même, le FN a douze mairies depuis les dernières municipales et on en a déjà croisé deux dans les parages de la Première Guerre, c’est troublant. Ici Fabien Engelmann a été élu avec 35% des voix à l’issue d’une quadrangulaire. En plus d’être un opportuniste de première (c’est un ancien syndicaliste et militant du NPA), Internet me dit qu’il est gay et végétarien. Les boules !
A Uckange on visite U4, haut-fourneau reconverti en site touristique. Un groupe scolaire fait sa sortie de fin d’année guidé par un ancien ouvrier. Tous les samedis soirs il y a une œuvre de Claude Lévêque en nocturne. On suit l’itinéraire fléché sous un ciel lourd et menaçant. A l’image du département, l’usine est passée des mains allemandes aux mains françaises plusieurs fois. Pour qui n’a pas l’habitude, c’est impressionnant. Mais aussi mélancolique qu’un squelette de dinosaure. On aimerait entendre le boucan que ça faisait là-dedans quand toutes les pièces de métal s’activaient, quand la vapeur s’échappait des cheminées. On aimerait voir le feu de la coulée, on aimerait sentir l’atmosphère des roulements entre les trois huit – aussi pénibles qu’aient pu être les conditions de travail. Le gâchis se fait jour devant nos yeux : un site titanesque à la durée de vie éphémère.
Si la Guerre nous a paru absurde à Verdun, elle nous le parait encore plus ici : s’être tant battus pour des ressources aujourd’hui épuisées. Oui, absurde et vaine.
Trois générations de la famille d’Hélène ont travaillé et travaillent encore dans une usine Lafarge en Mayenne. A l’enterrement de son grand-père, j’étais impressionnée par la perspective qu’on avait sur l’usine depuis l’église. Et par l’esprit de solidarité qu’on sentait, l’esprit de corps. Mais ici c’est à une autre échelle. Toute une région de cheminées, de ballons, d’usines, de rangées de maisons ouvrières. C’était le cœur de ce pour quoi on se battait.
Après avoir été là, difficile de défendre la mondialisation. Le trip « citoyen du monde » c’est bon pour les gens comme moi qui ont grandi en ville où tout nous arrive manufacturé, où on ne produit presque plus rien et où on croit qu’il existe des champs de tee-shirts et des arbres à casserole.
Hier les Britanniques ont voté pour quitter l’UE, répondant à la question qu’on se posait dans la Somme. La base de la construction européenne, on l’oublie aussi, était l’acier en réalité. Ancêtre de l’UE, la CECA (Communauté Economique du Charbon et de l’Acier) avait pour but d’éradiquer le risque de guerre en favorisant la croissance économique par le biais d’un marché unique. Elle a permis d’enrayer les invasions respectives comme celles de la Moselle et de l’Alsace mais aussi de la Sarre et la Ruhr, régions aux mêmes profils et pour lesquelles nous-mêmes avons eu, hum, quelques appétences (de celles qui passent à la trappe dans les livres d’histoire) puisque nous les avons occupées après les deux conflits mondiaux. Mais le projet de croissance économique du secteur sidérurgique s’est mué au fil des ans en aides publiques copieuses pour compenser ses difficultés puis pour éponger tout simplement sa disparition.
Si vous avez deux minutes, tentez cette expérience paranormale : lire la page Wikipédia d’Arcelor-Mittal. Vous y comprenez quelque chose ? Moi, rien du tout. Un pidgin de chiffres : cours des matières premières, chute de l’action, taux d’intérêt, spéculation, licenciements… Broyée par les guerres et les occupations, la région l’est aussi par la violence des plans sociaux, des restructurations, des retraites anticipées, la violence d’une industrie qui à son tour broie l’homme comme la Guerre le faisait avec ses nuits dans la fournaise et ses corps sacrifiés.
[1] Grand Est, Denis Robert, Franck Biancarelli, Dargaud, 2016. L’émouvant road trip d’un père et son fils en Lorraine, qui nous a aidées à mieux comprendre nombre d’endroits que nous avons traversés.