A trois jours de notre départ pour la Lorraine, je me demande pourquoi on ne va pas plutôt faire deux semaines de surf sur la côte atlantique. C’est vrai quoi, pourquoi se prendre la tête avec la Première Guerre quand tout dans l’actualité est déjà si pesant ? Depuis novembre : attentats, état d’urgence, loi travail, Nuit debout, 49-3, manifs, grèves, casseurs, pénuries d’essence, inondations, supporters bourrés de l’Euro 2016. La semaine avant notre départ, en cinq jours : la tuerie dans une boite gay à Orlando, un couple de policiers assassinés chez eux en banlieue parisienne, une députée britannique pro-européenne tuée par un nationaliste en pleine campagne du Brexit. Et le mois de mai a été le plus pluvieux de l’histoire de l’univers. Bref c’est pas la joie, et nous on veut voir des cimetières militaires ! Complètement dingues, les meufs.
Pourtant il y a une petite voix qui me dit que justement, c’est pile le moment. Qu’on a plus que jamais besoin de comprendre le passé tellement le présent nous échappe. Allez, Météo France prévoit même des journées sans pluie. C’est parti. Deux semaines dans l’est de part et d’autre de la ligne de front de 14-18, de Verdun aux Vosges. Deux semaines en van alors qu’on n’y a jamais passé plus de deux nuits. Deux semaines dehors, loin de Paris.
Et c’est tout droit ! Sur cette longue N3 qui passe en bas de chez nous et file jusqu’à Meaux. Et après ? C’est tout droit ! Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux où on s’arrête pour pique-niquer au bord de la Marne, au menu : ficelles à la moutarde et aux oignons frits achetées à la boulangerie du coin, tomates, fruits secs et biscuits. Et après ? C’est tout droit ! La Ferté-sous-Jouarre, Montmirail, Champaubert, cette Brie qui ressemble à ce que j’imagine de l’Utah ou de la Biélorussie, toute en céréales blondes et vertes, d’une douceur qui exfolie l’esprit, le gomme de toute sa ville. Et après ? C’est tout droit et déjà la Champagne et ses vignes en coteaux. L’orage qui nous talonnait nous rejoint à L’Epine, juste après Châlons-en-Champagne, alors que nous faisons une halte café-pipi sans sortir du van. On attend que ça passe. Et après ? Encore tout droit ! Jusqu’à la limite entre Champagne et Lorraine que nous franchissons pour nous installer au camping municipal de Futeau, dans l’Argonne, au creux des forêts.
La conduite fatigue, la route hypnotise. On traverse villes et villages occupés aux activités du samedi : cross, feu de la Saint-Jean, course de caisses à savon, gala de danse et des mariages. J’ai l’impression de naviguer parfois, de diriger une petite barque (l’Arche de Noé, dirait mon frère). L’habitacle ressemble à celui d’un bateau avec ses petits placards optimisés et ses banquettes amovibles. Il suffit d’une bonne averse pour s’y croire vraiment.
En roulant sur cette route de Paris tout droit vers l’est, on emprunte le sommaire d’un livre d’histoire. Il y a ces colonnes surplombées d’un aigle doré qui commémorent la campagne napoléonienne de 1814, il y a les monuments aux morts de la Grande Guerre bien sûr, il y a aussi la période révolutionnaire. Vers Sainte-Menehould, aux portes de la Lorraine, un panneau indique le Varenne de la fameuse fuite ; plus tôt, on a vu la direction de Valmy.
Au camping de Futeau, c’est pas surpeuplé, on trouve juste une caravane déjà installée. Le monsieur m’indique où me garer, pas trop loin car le terrain est super boueux. On est juste à côté de l’église et les parties communes sont installées dans l’ancien presbytère. La cloche sonne toutes les quinze minutes. On attend que la pluie s’arrête pour mettre le nez dehors et emprunter un chemin qui monte vers la forêt en longeant les champs. Le sol est spongieux, gorgé de trop d’eau, mais Hélène me montre avec joie des empreintes de chevreuil et Ruby hume les hautes herbes. On se sent loin, déjà. Tous au camping !
Les nuages se dissipent pendant que le jour tombe, de la vapeur s’accroche à la canopée foncée de la forêt, le monsieur de la caravane nous prête un décapsuleur (sauvées !), Ruby s’endort sur le pont avant, nous lisons jusqu’aux dernières heures, un nouveau Paolo Rumiz sur les traces d’Hannibal pour Hélène, à mon tour de suivre Sylvain Tesson dans sa Berezina.
L’employée municipale (et première adjointe au maire) passe vers vingt heures percevoir les huit euros que coûte la nuitée et reste discuter avec nous. Elle utilise « fort » à la place de « beaucoup » ou « très ». On parle du temps, c’est le quarante-troisième jour qu’il pleut d’affilée. On a de la chance, la veille il grêlait. On parle du village qui peine à se rajeunir, des efforts faits pour accueillir les visiteurs, des sanitaires fraîchement refaits. On parle de l’emploi dans la région, qui dit emploi dit usine, ici c’est les tubes de plastique et les pièces de construction aéronautique. Comme partout, c’est pas la grande forme. Ruby, profondément endormie pendant toute la discussion, émerge enfin quand la dame part et se met à lui aboyer dessus. Et dire qu’Hélène pense que ce chien peut monter la garde et veiller sur nous ! Un vrai Rantanplan, qui couine au petit matin dans l’herbe humide.
La dame nous a appris que le couple dans la caravane s’appelle Boudoux, comme moi mais avec un x. Quelle drôle de coïncidence. On discute avec eux le lendemain matin. Ils connaissent bien le coin puisqu’ils viennent là six mois par an. C’est une résidence secondaire et on en verra beaucoup, de ces couples de cinquante ou soixante ans qui s’offrent du calme à la campagne pour pas cher, une caravane avec un auvent et une petite terrasse, une antenne parabolique parfois. « Pas besoin de faire des milliers de kilomètres », s’exclame le monsieur. D’accord avec vous, Boudoux ! Sa femme nous indique où acheter des fruits et légumes aux producteurs, malheureusement c’est fermé aujourd’hui et demain on sera déjà ailleurs.
Avant de s’endormir, Hélène me raconte une histoire qui fait peur. Le lieu s’y prête ! Il y est question d’une patrouille qui entre pour la nuit dans l’église de Futeau, là, juste à côté de nous, d’un moine qui vient leur raconter des malédictions et d’un soldat qui au petit matin tient un morceau de robe de bure à la main. Brrr…
Mais dans la nuit c’est plutôt un miracle qui se produit : j’ai trop chaud ! Je troque mon sac de couchage de montagne pour l’autre plus basique, échange mon legging contre un pyjama en toile. Quand je me recouche, le silence m’intimide, troublé seulement par la respiration d’Hélène et les ronflements délicats de Ruby. Ici en plein massif de l’Argonne, les combats ont fait rage. Est-ce cela qui épaissit le silence ?
Je pense au frère de mon grand-père, Noël Boudou, son nom était écrit sur le monument aux morts du village de Sainte-Eulalie d’Olt dans l’Aveyron, auprès duquel j’ai joué quelques fois. En deux clics ce printemps j’ai retrouvé sa fiche militaire : né le 24 décembre 1892, mort pour la France le 22 août 1914 à Loudrefing en Lorraine, soit dès les premiers jours de la Guerre, dès les premiers combats. Mon grand-père parlait de lui avec nostalgie et fierté mais s’en souvenait-il vraiment ? Il avait cinq ans en 1914. De l’Aveyron à la Lorraine, autant dire le bout du monde pour un garçon de la campagne dont la langue maternelle n’était pas le français mais l’occitan.
Un Noël Boudou, combien sommes-nous à en avoir dans notre arbre généalogique, qu’on soit d’Europe, de Russie, du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Inde, d’Australie, d’Amérique du Nord et j’en passe ? Si l’on estime à près de dix millions le nombre de soldats morts durant la Guerre, combien sommes-nous alors de descendants directs ou indirects ?
C’est cette immense mémoire commune que nous explorons.
A six heures trente l’angélus sonne joyeusement et les coqs lui répondent.