Eclaircie au Bois-Joli

            Enfin ! La pluie s’arrête et le soleil pointe un rayon prometteur sur le village de Saint-Maurice-sous-les-Côtes que nous surplombons depuis le camping du Bois-Joli, seul endroit du voyage où nous passerons deux nuits. On est sur ce versant des côtes de Meuse où se succèdent vignes et vergers en contrebas des forêts et tout de suite, les vignes, ça rend un paysage festif. Le camping est selon notre cœur : des Néerlandais et des chiens, un jeune propriétaire petit-fils de la fondatrice des lieux et qui vend dans une cabane le safran qu’il cultive. On s’installe où on veut sous les arbres fruitiers – en cherchant du plat, car le terrain est incliné et on passe la première nuit de travers. Un carillon enjoué célèbre l’arrivée du soleil.

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      On se balade après le diner le long d’un chemin encore boueux qui fait le bonheur de limaces dodues pendant que les gambettes à l’air d’Hélène ravissent les moustiques. Des champs de cerisiers tendent leurs branches aux chevreuils sortis des bois qui y foncent à nouveau quand ils nous entendent, nous sentent ou nous voient. La lisière de la forêt se penche vers nous comme pour nous dire : es-tu prête ? Prête à m’entendre ? Aucun chemin qu’on ne discerne, clairement notre territoire s’arrête là et c’est aux cervidés aux culs bondissants, bramant dans les ténèbres, qu’elle appartient.

            La vie urbaine est loin et moi sans mes repères, bien plus déboussolée que lors d’autres voyages plus lointains. La vie urbaine et son stress, pas celui qu’on lui associe comme lieu commun mais celui qui nous a envahis suite aux attentats de novembre à force d’images et d’actu où on se sent vulnérable mais aussi aliéné, de cette forme d’aliénation de masse qui aide peut-être à comprendre comment un peuple peut, en un rien de temps, consentir au combat ou à des choix radicaux.

        Il y a cent ans, une violence extrême ici où vignes et vergers sucrent le paysage verdoyant. Tout le nord-est de la France plongé dans la nuit pour protéger le reste du pays – Paris au premier rang. La Première Guerre, si elle a touché les villes, est surtout une guerre de campagne, de terre, de boue. De nos jours, je me dis qu’aucun attentat ne surviendra dans ce lieu si calme alors que les grandes villes sont frappées au cœur. Dans l’Est Républicain d’aujourd’hui on pouvait lire : « Fête de la musique sous haute tension. »

            Cette nuit la lune me sort du lit. Quand on a grandi sur les boulevards des Maréchaux avec un fond sonore de bus et de voiture, le silence de la campagne pèse parfois trop lourd. Hélène, ayant poussé dans la rudesse mayennaise, réagit à peine quand je lui passe dessus, que j’ouvre et referme la portière du van. « Je vais voir les étoiles », je dis ; elle répond : « Mmmmppfftttttt. »

            Dehors cette incroyable clarté qui est vraiment un des trucs que je préfère quand je sors de la ville. D’étoiles, pas beaucoup, cachées par quelques nuages qui se baladent en volutes, occultées par la lune pleine et scintillante qui frôle la cime de la forêt en haut de la colline juste derrière nous et projette les ombres des arbres et des petites boites où les humains dorment.

C’est si intimidant. Je me sens si petite. Je la salue en pensant aux biches et chevreuils croisés ces derniers jours. Le ciel est tout sauf noir : gris fumée de cheminée, bleu déjà pâle en lisière de nuage, un début de rouge boueux qui annonce l’aube. Pour me rendormir il faudra attendre que les oiseaux se décident à pépier autour de nous joyeusement, conjurant l’ombre sonore de la nuit. C’est l’aube, 22 juin. C’était la nuit la plus courte.

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Petit-dej au lit

On profite du beau temps pour un grand nettoyage de van. Imaginez un espace grand comme votre entrée ou votre salle de bains habité par trois animaux d’espèces variées, avec des chaussures humides, des chaussettes humides, du linge humide, des résidus de boue, des poils, bref : l’enfer ! Et comme c’est le premier jour où il fait franchement beau, entièrement beau et surtout sec, qu’il y a une brise comme dans les pubs pour lessive, c’est parti : on étend tout ce qu’on peut, on lave, on fait sécher, on brosse, on brique, on gratte. Enfin, je dis « on » mais c’est Hélène qui fait. Elle a décidé que puisqu’elle ne conduit pas, elle assurera toutes les corvées de notre petit intérieur. Donc moi pendant ce temps je lézarde en lisant Karen Blixen. Ruby, elle, se vautre dans l’herbe et gobe des mouches. J’admire la persévérance d’un couple néerlandais qui attend ce moment depuis trois semaines et demi. Arrivé d’un coup, chaud et lourd d’abord pour marquer son territoire, ensoleillé à mesure que la journée avance, octroyant enfin ce que nous réclamons depuis des semaines : l’été !