D’une cigogne à l’autre

            Un truc sympa avec les vacances en van c’est qu’il n’y a ni aller ni retour. Le voyage est continu, on fait une boucle sans repasser aux mêmes endroits, c’est dépaysant jusqu’à la dernière biche qu’on verra s’abreuver au bord d’une grande étendue d’eau rescapée des intempéries à côté de la N3 juste avant l’immense zone commerciale de Claye-Souilly, soit à vingt-cinq kilomètres de chez nous. C’est un rythme différent des vacances habituelles avec un trajet aller, un séjour et un trajet retour. Ça change tout le temps. Nous qui aimons en général prendre notre temps, nous voilà à dormir dans un nouvel endroit chaque soir et à avancer, avancer, avancer. C’est moins confortable, moins reposant. On vit dehors. Il y a toujours quelque chose qui nous interpelle, c’est d’une grande richesse. En même temps on n’a rien besoin de prévoir ou de réserver. On va où ça nous chante quand ça nous chante.

            Au troisième jour dans les Vosges, on se réveille dans la brume du Markstein. Le vent a soufflé dans la nuit et pourtant on a super bien dormi. Nos voisins sont déjà sur le départ quand on émerge. Ruby se dégourdit les pattes dans l’air pur et encore frais.

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            La journée sera pleine de contrastes, des 1400 mètres du Grand Ballon des Vosges à Cernay, en bas dans la plaine. Au Grand Ballon on rencontre enfin ce fameux vent à décorner les bœufs et qui pousse des touffes de brouillard autour du sommet, nous masquant la vue promise à 360 degrés mais donnant un aspect solennel au monument aux chasseurs alpins qui domine le massif. C’est revigorant ! On boit un café au chaud dans la boutique panoramique au pied du chemin, en compagnie de groupes de cyclistes fort motivés, tous âges, sexes et nationalités mélangés.

            Alors que le ciel se dégage, on arrive au Vieil Armand, ou Hartmannswillerkopf, autre haut lieu de mémoire 14-18 de la région.

            Une forme de lassitude s’empare de nous. Non pas que nous soyons blasées devant ces tombes qui se déroulent à flanc de montagne, nécropole où les défunts ont vue sur les champs de bataille où ils sont tombés et la plaine pour laquelle ils se sont battus. Chaque croix, chaque ligne de croix impose le respect. Mais c’est plutôt une lassitude des événements : là encore, un éperon stratégique qui a coûté la vie de dizaines de milliers de vies humaines. Là encore la question « pourquoi, à quoi bon » qui revient en tête et les réponses qui s’éloignent.

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            Le site est impressionnant et vraiment bien conçu – sans doute par des passionnés de génie militaire, à en croire les panneaux qui expliquent en détail comment les ouvrages et réalisations des deux camps ont été rendus possibles. Autant la Tête des Faux est un surtout sentier de randonnée qui passe à côté de vestiges historiques, autant le Vieil Armand est un parcours de mémoire à ciel ouvert. On passe dans des tranchées, on contemple les environs depuis les postes d’observation d’époque, on circule dans les boyaux, on aperçoit le complexe réseau de sapes. Des bâtiments d’infirmerie, de cuisine et même des latrines sont encore visibles, autre fourmilière qui nous rappelle que si ces montagnes ont été des lieux de combat et de mort, elles ont aussi été des lieux de vie où des hommes tâchaient coûte que coûte de vivre un jour de plus et où reproduire les actes de la vie quotidienne devait avoir une importance singulière.

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            Il suffit de marcher quelques instants dans les tranchées murées pour comprendre leur potentiel claustrophobe. L’horizon se réduit à un mur, la tranchée zigzague comme ivre, les arbres rasés, détruits, ne donnaient aucune ombre ni variation du ciel, l’éperon baignait dans un silence total pour ne pas trahir les manœuvres tant les lignes ennemies étaient proches.

            De nombreux résidus de métal émergent de la verdure : queues de cochon, fils barbelés rouillés, croix métalliques pour éventrer l’ennemi qui aurait la mauvaise idée de passer par là. (Le vaccin anti-tétanos est vivement recommandé et on tient Ruby en laisse serrée).

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            En sortant d’un froid boyau qui débouche sur une vue superbe côté versant alsacien, la chaleur nous rattrape et je sursaute en apercevant un bras qui sort de la paroi rocheuse plusieurs mètres au-dessus de moi. Le bras n’est que de métal, dressé héroïquement vers le ciel d’Alsace, l’autre bras tenant un fusil. Il s’agit d’un monument aux combattants qui fait l’effet d’un bas-relief, avec juste la main qui s’élance en avant et se découpe sur le ciel d’été. C’est saisissant. L’espace d’un instant, c’est comme si ces hommes étaient là.

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            Nous suivons ensuite la direction qu’ils indiquent, redescendant dans la forêt vers la plaine et la ville de Cernay où on retrouve l’agitation urbaine, des distributeurs de liquide et des terrasses de café ambiance sortie du boulot et conversations de comptoir genre : « Mon chien obéit mieux que ma femme ». Pour nous ça sera une blonde et le soleil qui tape dedans, juste comme on aime. Il fait 27 degrés, enfin.

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            Le camping de Cernay s’appelle Les Cigognes – pas super original pour un camping en Alsace. Du moins c’est ce que je me dis jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’il y a réellement des cigognes dans le camping. Elles se baladent avec leur laborieux et digne mouvement de tête, nichent au-dessus des tentes et des caravanes sur des plateformes construites à leur intention, font le tour du propriétaire en passant d’un emplacement à un autre. Elles ne s’approchent jamais trop près de nous mais ne sont pas craintives pour autant. Leur caquètement, quelque chose entre castagnettes et marteau piqueur, cesse heureusement pendant la nuit. Nous les saluons avec respect en pensant à celles qui nous avaient accueillies au parc du Marquenterre dans la Somme au printemps. C’était le tout début de notre projet. De la Manche au Haut-Rhin, nous avons traversé le nord-est de la France le long de la ligne de front 14-18. Demain nous repartons vers l’ouest. Les cigognes ont veillé sur nous.