Du bruit !

 

           Je ne sais pas pour vous mais moi quand j’écoute de la musique, j’aime bien qu’il y ait une mélodie. De ce point de vue-là je suis super tradi. Je me souviens de trajets en voiture où ma mère mettait Steve Reich à fond, c’était affreux. Même s’il faut dire que les goûts changent et qu’il m’arrive aujourd’hui d’écouter Music for 18 musicians – mais c’est relativement mélodique selon moi, mélodieux en tout cas, et tous les sons proviennent d’instruments de musique.

            Hélène, par contre, peut écouter le Quatuor à cordes hélicoptère de Stockhausen, et s’il y a le mot « hélicoptère » dans le titre ce n’est pas juste pour faire joli : de vrais hélicos jouent le morceau. Ecoutez-le sur Internet et dites-moi combien de temps vous tenez ; moi, trois minutes trente. Hélène dit aussi parfois des trucs du genre : « Il y a pas longtemps, j’ai zappé un truc sur Soundcloud parce qu’il y avait trop de mélodie » ou : « Tu penses quoi du breakcore ? »

            Et comme vous avez écouté ses morceaux, vous savez bien que la mélodie n’est pas, hum, sa priorité.

            La première fois qu’elle m’a amenée au festival Serendip qu’organisent des amis à elle et où elle est régulièrement bénévole, je me suis demandée : mais qu’est-ce que je fous là ? Imaginez : des barbus triturant des jouets sur scène, un vieux Japonais bidouillant ses synthés vintage avec pour décor un sous-sol de pizzeria dans le haut de la rue de Belleville ou une cave qui sent la bière fermentée pas aérée depuis des siècles au-dessus de place Clichy, une programmation à base d’ateliers de circuit-bending, de DIY et de dénominations inédites (memecore, minimal noise, happy hardcore, skweee, bootycore, goregrind…) qui se confondent dans mes oreilles en sons dissonants et distordus, en impro et en surprises. Et bien sûr j’ai raté l’édition mémorable où un mec a balancé une vraie tête de cochon sur le public. Mais c’est quoi cette musique ?

            Ben ça s’appelle le bruitisme. Grosso modo, c’est quand on fait de la musique avec autre chose que des instruments de musique ; et qu’on ne cherche pas à être spécialement agréable à l’oreille. Historiquement, c’est assez proche de la performance aussi.

Et qu’est-ce que ça vient faire dans un blog sur la Première Guerre ? AH AH ! Vous allez voir.

Flashback.

Bon, on a tous appris à l’école que la Première Guerre commençait à Sarajevo avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. En fait, la région des Balkans était secouée depuis quelques années déjà par une succession de guerres, dont les guerres balkaniques de 1912 et 1913. Correspondant de guerre italien dans le conflit entre Bulgarie et empire ottoman, Filippo Tommaso Marinetti écrit une lettre à son pote Luigi Russolo. Le premier est écrivain, le second peintre et les deux font partie de l’avant-garde futuriste qui est plus ou moins en train de dynamiter toutes les conventions artistiques et esthétiques de l’époque. Dans sa lettre Marinetti transcrit en mots et en onomatopées sans phrases ni syntaxe les bruits de la guerre.

« … quelle joie que la vôtre ô mon peuple de sens voir ouïr flairer boire tout tout tout taratatatatata les mitrailleuses crier se tordre sous mille morsures gifles traak traak coups de triques coups de fouet pic pac POUM-TOUMB… »

Cette lettre est au cœur du manifeste L’Art des bruits écrit par Russolo en 1913 et qui deviendra le geste fondateur reconnu des musiques modernes et particulièrement électroniques.

Russolo renvoie au placard la musique traditionnelle, instrumentale, agréable, bref boring. Il parle de son-bruit, c’est-à-dire le son humain, créé par l’homme intentionnellement ou non, celui de la ville, des machines, des moteurs et de l’usine, les bruits dont l’oreille moderne a soif.

« L’art des bruits tirera sa principale faculté d’émotion du plaisir acoustique spécial que l’inspiration de l’artiste obtiendra par des combinaisons de bruits. »

Le musicien moderne ne doit pas se contenter d’imiter ces bruits, il faut agencer, associer, combiner, moduler. Dans les principes de Russolo on devine les machines qui, au lieu de générer le bruit, permettront de le travailler à l’infini à l’aide de programmes comme celui qu’utilisent Hélène et les tas de mecs bizarres qui likent ses morceaux.

Ce qui a manqué à Russolo, c’est la possibilité d’enregistrer. Il ne reste que peu de traces de ses œuvres, mais on aurait aimé voir la vidéo de ses concerts-performances-scandales. Il serait heureux sans doute de voir qu’aujourd’hui on peut enregistrer tous les sons-bruits à l’aide d’une machine. C’est ce que fait Hélène, enregistrer les sons-bruits, c’est le seul instrument qu’elle utilise.

Bon, les futuristes sont discutables. Ils adorent la guerre, prônent la violence. Certains n’ont pas toujours fait les bons choix ensuite, Marinetti notamment qui fut très proche du régime fasciste. Russolo, lui, est resté fréquentable. Et les origines du bruitisme indissociables de la période 14-18 : Russolo organise le premier concert bruitiste à Milan en avril 1914 – énorme scandale ! Puis la guerre éclate. Il s’engage dans le bataillon des volontaires cyclistes lombards et sera blessé à la tête en décembre 1917. Entre temps son manifeste est sorti en 1916.

« Il ne faut pas oublier les bruits absolument nouveaux de la guerre moderne. »

En 1918, en convalescence, il pimpe un avion pour en changer le son et lui fait exécuter des pirouettes sonores – Stockhausen n’est pas loin.

Après la Guerre, il conçoit des nouveaux instruments de musique, élabore un système de notation musicale encore utilisé de nos jours par des musiciens électroniques, rencontre le gratin des avant-gardes internationales, passe de nombreuses années à Paris puis retourne en Italie où il meurt dans l’anonymat en 1947.

On le recroisera certainement, ainsi que ses potes futuristes puisque (attention spoiler) on va particulièrement s’intéresser à l’Italie ces prochains mois.

Moi j’aime l’idée qu’un peintre ait révolutionné la musique. Certes, il venait d’une famille de musiciens et il a abandonné la peinture pour la musique pendant des années, avant d’y revenir sur le tard. Il reste beaucoup plus connu pour son manifeste, ses expérimentations et ses instruments novateurs qu’en tant que compositeur. Un savant fou, en somme, sans qui la musique des vingtième et vingt-et-unième siècles ne serait pas ce qu’elle est.

On peut écouter ici quelques morceaux de Russolo : http://www.ubu.com/sound/russolo_l.html

La playlist « 1916 kilomètres » d’Hélène, aka Madeleine Slaves : 

https://soundcloud.com/user-816971076/sets/1916km

A lire : Luigi Russolo, L’Art des bruits, Allia, 2003