Nous y voilà. Verdun, haut lieu de la Guerre, il y a cent ans.

On arrive en fin d’après-midi après les sites de l’Argonne, encore impressionnées de ce qu’on a vu et redoutant ce qu’on verra demain à Douaumont. On a besoin d’un remontant ! Comme il n’y a pas de camping municipal ni d’aire de camping-car à proximité du centre, on commence par chercher un endroit où passer la nuit, car ce soir il faut boire ! On trouve une place sur un parking le long d’un canal étroit qui longe des maisons aux jolies façades, d’ailleurs la rue s’appelle « Rue sur l’eau ». Ça devrait être calme, du moins on l’espère, en tout cas ça nous permet d’aller dans le centre à pied. Donc oui, on va dormir dans la rue à Verdun, là :
Première bière sur la Meuse, fleuve croisé l’an dernier à Charleville-Mézières et au printemps à Rotterdam. Hélène me montre le Coq hardi, hôtel à colombage où elle a dormi une fois lors d’un convoiement, qui arborait vaisselle, moquette, tableaux ou couvre-lit à l’effigie du coq et où elle eut une mauvaise expérience avec la mirabelle (elle s’abstiendra pour ce soir). L’hôtel est fermé aujourd’hui et cherche un repreneur. C’est bien situé, si vous êtes intéressé, juste en contrebas du monument de la Victoire qui accueille le visiteur par une citation du grand héros de la bataille : Pétain. Et à propos de figures embarrassantes, nous tombons nez-à-nez avec une autre, dont le nom figure sur tous les arrêts de bus (il semble en être le terminus) et qui a sa rue dans de nombreuses villes que nous traverserons, à Nancy par exemple entre la cathédrale et la place Stanislas. Il s’agit de Maurice Barrès. L’enfant du pays, comme me l’a rappelé mon ami Greg B. au téléphone quelques semaines auparavant.
« Si vous allez en Lorraine et que vous vous intéressez à la Première Guerre, vous ne pouvez pas ne pas parler de Barrès ! »
Ah bon ?
Il est passionné par les écrivains du tournant du vingtième siècle tombés dans l’oubli. Il a même un très bon site sur le sujet. Pour moi, son avis fait autorité. Il sait de quoi il parle. Alors s’il faut parler de Barrès, parlons-en !
Une semaine plus tard, chez lui, il m’explique : « Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’à l’époque il régnait sur le monde des lettres, il était partout. C’était un genre de parrain. Il était académicien et quand il est mort il a eu des funérailles nationales et pas beaucoup d’écrivains y ont eu droit. »
Je tombe des nues. Barrès, pour moi un nom mineur de la littérature associé à un sentiment d’interdit. Et on m’aurait caché tout ça ?
Ce n’est pas tant Barrès le problème que la place qu’il a occupée. S’il avait été un marginal à son époque, ce serait facile. Ce qu’on n’ose pas regarder, c’est qu’il représentait des opinions largement majoritaires de son temps, y compris l’antisémitisme, le bellicisme ou le patriotisme. Ce qu’on n’ose pas regarder, c’est simplement nous-mêmes. Notre histoire. Notre passé.
Je repars de chez Greg avec un volume de chroniques de Barrès sur la Grande Guerre, le bouquin que j’oserais jamais lire dans le métro avec sa couverture bleu blanc rouge pétante. Mais il part avec nous dans le van et on le sort quand on a besoin de testostérone, bordel !
![20160618_141802[1]](https://1916kilometres.files.wordpress.com/2016/07/20160618_1418021.jpg?w=530&h=398)
Ce n’est pas la plus agréable des lectures, certes. C’est comme Chuck Norris. Ça fait grincer des dents, rire jaune, donne envie de pleurer parfois. Ça écœure, on ne peut pas en lire beaucoup d’affilée. Mais ça instruit. C’est un mémorial complémentaire des champs de bataille aujourd’hui silencieux. Ça emplit de l’esprit de l’époque, sans distance, sans recul, sans vision historique à véhiculer tant il est dans l’instant.
De l’alcool, donc ! Dieu merci nous sommes dans ce grand quart nord-est de la France (comme on dit à la météo) où les bières pression sont bien meilleures et plus variées qu’à Paris et où le secret de la gastronomie consiste à en ajouter partout, comme par exemple dans ce beau welsh qu’on engloutit accompagné d’une bière (au cas où celle du plat se serait trop évaporée) et suivi d’une coupe mirabelle (trois boules de glace noyées dans l’eau-de-vie).
![IMG_20160715_181008[1]](https://1916kilometres.files.wordpress.com/2016/07/img_20160715_1810081.jpg?w=468&h=468)
Un peu de soleil, la rivière en contrebas, on célèbre les vacances, la mémoire et mes origines lorraines en hommage aux bouffes que je faisais avec ma grand-mère à Nancy lorsqu’elle était plus vaillante : huitres et vin blanc en entrée, choucroute-bière ensuite, coupe mirabelle en dessert évidemment. Les terrasses sont bien remplies pour un dimanche soir, il faut dire que la France joue ce soir contre la Suisse, dernier match de poule de l’Euro. L’enjeu n’est pas énorme puisqu’on est déjà qualifié pour les huitièmes de finale, mais bon, les fanions tricolores et les écrans géants se suivent sur les quais. Ah, il aurait aimé ça, Barrès !
D’un côté le foot m’ennuie et tous ces relents patriotiques aussi. D’un autre il vaut mieux que les mecs se foutent sur la gueule sur un terrain de sport que dans les tranchées. Et puis ça m’amuse que ce type de compétitions, comme l’Eurovision, soit ouverte à tant de pays – plus que l’UE. L’Albanie ou la Turquie ont eu leur chance pour l’Euro, l’Azerbaïdjan ou la Serbie pour l’Eurovision et la Russie a participé aux deux cette année. Comme quoi, un peu de divertissement, des gros sous, et hop on oublie tous nos différends !
On regarde la première mi-temps dans un bar très chouette où Hélène invente des nouvelles règles avec le barman qui se met de côté tous les fonds de pression et se rajoute une bonne rasade de mirabelle dans son café quand je lui en commande. La deuxième mi-temps, ce sera aux fléchettes et une victoire haut-la-main pour Hélène.
Il est temps de regagner le van. La rue est calme, ça va, il y a juste un lampadaire un peu trop près et la mirabelle qui se rappelle à moi. Hélène et Ruby dorment d’un sommeil généreux et profond. Au réveil on se croirait dans un terrier, ça sent la bête ! On ne s’éternise pas : direction Douaumont.