Ruby vous parle #2 : Chiens d’Alaska

Bonjour,

C’est moi Ruby qui reviens pour vous parler. Je ne veux pas me vanter mais je me suis pas mal débrouillée la dernière fois avec l’histoire de Stubby. J’ai tenu en haleine un paquet de lecteur, c’est le début de la gloire. Petit truc grognon, appelé aussi chat ou Madeleine par les maîtresses et qui vit dans la maison, m’a dit : « Hé gros truc qui pue, c’est le moment de réclamer des avantages pour nous, marre de l’exploitation de l’animal par l’homme, t’as intérêt à négocier ton prochain article correctement cette fois. » Je ne suis pas sure de pouvoir lui faire confiance car comme chacun sait les chats sont des êtres fourbes et cruels, il faut voir comme elle torture tous les jours son amie petite balle en mousse. Mais elle avait peut-être raison, pas question de galvauder mon talent. Je mérite de la reconnaissance.

J’en ai parlé à une de mes maîtresses et honnêtement la scène a été assez moche : « Je suis ton agent, c’est moi qui t’ai faite, avec tes exigences tu nous saignes à blanc », a-t-elle sangloté. Chantage affectif, menaces, la totale mais j’ai tenu bon. Une confortable avance en biscuits et un pourcentage de croquettes de luxe sur chaque lecteur. Elles ont bien grogné mais elles ont cédé en me prévenant que j’avais intérêt à leur sortir un truc qui tue. Dur dur la vie de reporter canin. Mais je les ai bien eues car j’ai sous la patte un sujet qui va me faire remporter le prix Wouflitzer. Une histoire pleine de courage, de larmes et d’aboiements, celle des chiens d’Alaska. Mais attention, je ne veux plus me contenter de raconter, je veux vivre l’action, être un reporter de choc. Mieux, avoir une approche unique de mon sujet, bref voici mon gonzo reportage dans les Vosges.

0003
Oreilles au vent au Grand Ballon des Vosges. L’Alaska à côté c’est du pipi de chat.

 

Mais tout d’abord, le contexte. C’est quoi les chiens d’Alaska dont tu nous rabats la truffe, me direz-vous. Et vous avez raison. Bon, petit topo rapide. La guerre, les combats, du côté allemand des bergers bien entraînés parés à faire l’estafette et les éclaireurs pour porter les messages, un sacré boulot à mon avis, déjà que c’est super dur de ramener une balle. Du côté anglais, un peu moins de chiens mais bien entraînés quand même avec une méthode plus douce et plusieurs maîtres. Du côté français, ben rien ou presque. En France les chiens on s’en méfie un peu, surtout à la campagne alors il y a quelques initiatives à droite à gauche mais l’armée n’aime pas ça. Sauf qu’à un moment elle a quand même besoin de nous et là : levée en masse. Mais problème, elle voit arriver une flopée de corniauds qui ressemblent à rien : le caniche à sa mémère, le bâtard de refuge, et je sais de quoi je parle. Bref l’armée mexicaine qui fait de son mieux, on en a parlé la dernière fois.

Parce que le truc c’est que les militaires à l’époque, leur kif ultime c’est le cheval, pas le canasson des familles non, mais l’étalon bien lustré qui galope la tête haute. Bien bien mais dans la boue, la crasse, les ornières et on le verra la neige, le beau cheval ben il peine grave. Surtout que les Français et les Allemands se battent dans les Vosges en plein hiver. Alors deux humains qui aimaient les chiens ont proposé un truc fou à l’état-major : ramener des chiens de traineau d’Alaska pour monter le matériel et évacuer les blessés. L’armée a eu du mal à être convaincue mais les deux humains ont quand même réussi. Ils sont partis au Canada acheter des chiens et ont demandé à un musher de les aider en France. Ça a été quelque chose, une traversée en bateau rocambolesque où les chiens ont appris à ne pas aboyer même en pleine tempête pour ne pas alerter les sous-marins allemands ! Arrivés en France on a dressé les chiens et les hommes pour que tout le monde se comprenne en anglais et c’était parti. Les attelages ont souvent traîné 400 kilos de matériel sur 40 à 70 kilomètres. Ils ont apporté des munitions, transporté des blessés pendant toute la guerre, des sacrés guys. Plus de la moitié ont été tués. Quand la guerre a été finie les survivants ont été adoptés par des gens du coin ou des chasseurs alpins.

C’est bien beau tout ça mais ce ne sont que des woufs et des mots. Il est temps de revivre cette épopée. Premier changement avec l’épopée initiale : on va faire une croix sur la traversée Canada-France en bateau. Je ne crois pas avoir la patte marine. Surtout que moi je viens de Guadeloupe et que la traversée je l’ai déjà faite en avion et whouf c’était dur. Deuxième changement : pas d’hiver. L’hiver j’ai découvert ça il n’y a pas longtemps et j’aime pas trop, j’ai froid, c’est humide et j’attends le petit manteau matelassé que m’a promis la mère de maîtresse pour aller dehors. Pas de traineau non plus parce qu’il ne rentrait pas dans la boite qui roule mais sinon juré craché c’est tout pareil.

img_20160909_0853021
Ouh, ça tourne la route

Première impression : les virages. La boite qui roule tourne d’un côté puis d’un autre. Les maîtresses ont l’air bizarrement soulagées à chaque col monté et me grattent les oreilles d’un air inquiet. Je sens les croquettes du petit déj qui tanguent dans mon estomac et entend vaguement la conversation qui se passe à l’avant : « J’espère qu’elle ne va pas vomir ». Je ne sais pas trop ce que c’est vomir mais ça n’a pas l’air top. Les croquettes se fraient un passage dans mon œsophage mais je m’endors d’un seul coup et échappe au « vomi ». On arrive. J’ai la vessie pleine et hâte de descendre. On sort, l’air sent le sapin, un délicat et délicieux parfum de bouse et plein d’odeurs d’oiseaux et de bêtes. Bref c’est le bonheur.

Je commence à courir partout en tirant les maîtresses avec la laisse mais elles sont insensibles à mes efforts pour recréer les sensations d’un attelage alors j’arrête. De toute façon c’est fatigant, j’en avais marre. Mousse spongieuse sous les pattes, écorces à sniffer, arbres à marquer, je suis hyper occupée dans les heures qui suivent. On monte, on monte, on descend, on descend. On s’arrête, on fait ho. On marche, on se réarrête, on refait ho mais jamais sur des trucs si intéressants que ça. J’essaie de participer, de montrer une crotte, un emballage de gâteau qui traîne bref les vrais choses cools mais à chaque fois les maîtresses me tirent pour me montrer un paysage ou une fleur, bref du rien. La logique humaine est définitivement impénétrable. Je regarde quand même les montées et les pentes et je pense aux chiens d’Alaska. What the fuck ! Déjà que tirer les maîtresses dans une montée c’est crevant, surtout après qu’elles aient pris « l’apéro » mais porter plein de gens et des munitions, wouaf, quelle touch guys. Surtout sous les obus et les balles. En plus pas d’écureuils à pister, pas de pipis à renifler ni de chants d’oiseaux à écouter. Tout le paysage avait été détruit, c’est ce que disent les maîtresses. Elles sont un peu émues et même si je ne comprends pas, tout ça me rend triste. Un monde sans écureuil, sans oiseau, sans arbre, c’est pas un monde pour les chiens.

Je ne m’étendrais pas sur les détails de cette odyssée mais j’ai aussi échappé de peu à la mort. Un monstre a surgi devant moi et un bruit épouvantable est sorti de son horrible gueule. J’ai gémi pour alerter les maîtresses du danger mortel qui nous menaçait mais elles, insensibles, ont rigolé en parlant de vache. Incompréhensible. Pour l’instant je suis dans mon panier en train de penser à de futurs articles. Les maîtresses disent que je dors en ronflant comme un diesel et je me demande si cette carrière si risquée de reporter est bien faite pour moi. Mais ça vous le saurez dans le prochain épisode.