Avertissement : après seulement deux jours loin de Paris, je me réveille d’humeur bucolique et poétique, c’est ce qui explique la tonalité de ce texte !
Ruby part en tête vers la butte de Vauquois et c’est bien qu’elle soit là car si elle écrivait son journal ça donnerait quelque chose de bien moins grave que le nôtre, elle est heureuse, voit vaches et chevaux dans les prés qui montent, plonge sa truffe dans les fleurs jaunes de pissenlit que butinent abeilles et bourdons, sniffe les entrées de souterrains creusés par les soldats pour poser des mines, tend l’oreille au martèlement des pics dans les arbres, sautille dans les orties et les fraisiers sauvages, ignore les panneaux qui indiquent où se situaient avant la Guerre la mairie ou le lavoir, slalome entre les fougères, gambade dans les sillons des tranchées et ! bondit d’un coup vers un de ces cratères démesurés entre ligne française et ligne allemande, là-haut, sommet inversé qu’on nomme entonnoir, tapis d’herbes hautes d’où jaillissent – elle tire sur sa laisse, grogne – une biche et son faon qui regagnent si élégamment, jetant un œil curieux mais nullement apeuré dans notre direction, la lisière de la forêt et disparaissent, laissant pour Ruby, ce bon chien qui prend goût à sa nouvelle vie domestique et tache d’être obéissante avec ses maitresses, leurs effluves et leurs traces, cet instinct qui, si on la lâchait, gagnerait sur l’envie d’être avec nous et auquel Jack London, mort en 1916 bien loin de ce chaos, a donné le nom superbe de Call of the wild.
Plus tard, sur la route de Verdun, au Mort-Homme, les écureuils dans les hauts pins la rendent complètement dingue. Elle tire dans tous les sens, couine museau dressé vers les cimes des arbres où les malicieux rongeurs grimpent dare-dare, petits panaches roux – comètes – et tant pis si son collier lui coupe le souffle. Hélène, un bras étiré par la laisse, me montre de l’autre, imperturbable, des pommes de pin rongées et des excréments mystérieux. Penchée, elle assène : « Je sais pas ce que c’est, mais ça a mangé des cerises. »
Dans les bois normalement seules les bêtes meurent. Ici tant d’hommes sont morts comme des bêtes. Le poème de guerre anglais « Hymne pour une jeunesse perdue » de Wilfred Owen, mort à 25 ans une semaine avant l’Armistice, commence ainsi :
« Quels glas pour ceux-là qui meurent comme du bétail ? »
Ces forêts n’ont rien à voir avec les autres forêts. Avant de partir je discutais avec mon ami Greg P. Il passe toutes ses vacances à Berlin, ville qu’il qualifie de « cabossée » et où il trouve pourtant repos et apaisement. Voilà, ces forêts, c’est pareil. La même chose qu’on ressent à Berlin, les traces, les marques, les cicatrices. Les vestiges du chaos. Mais dans ces lieux cabossés luit une force de vie bouleversante. Je ramasse un pétale de fleur de mûrier arrivé là je ne sais comment, au milieu du sentier ; rose pâle et blanc, il a une forme de cœur.